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n’aie pas aussi passé par là ? Je suis pourtant obligé de l’avouer que je n’étais pas tout à fait aussi bête que toi.

— Mais, vous, Josillon, c’était bien différent !

— Allons, bon ! en voici encore un avec son bien différent ! Je ne vois pourtant pas ce qu’il y a de différent là-dedans, moi. Je suppose… voilà une fille qui me plaît ; je m’appelle le grand Manuel, et je veux me marier. Eh bien ! sais-tu ce que je fais ? Je vais trouver cette fille tout droit ; je lui dis : — Mam’zelle, je suis le grand Manuel ; je suis, à ce qu’on dit, un assez bon enfant. J’ai quatre mille francs à prétendre de ma mère ; je voudrais me marier. Et vous, voudriez-vous de moi ? Décidez-vous vite, car si vous dites non, j’irai chercher ailleurs.

— Justement ! Josillon, voilà justement la différence ! c’est que si mam’zelle Fifine dit non, moi je n’irai pas chercher ailleurs, je resterai garçon, et c’est aussi pour cela que je voudrais savoir d’abord…

— Eh bien ! mon cher, si tu veux savoir d’abord, viens-t’en avec moi. Nous allons éclaircir les affaires tout chaud, tout bouillant…

— Non pas, non pas ! Pas encore, Josillon. Si vous voulez d’abord avoir la bonté de parler à mam’zelle Fifine et de m’écrire un mot de réponse, je vous serai bien obligé.

— Comme tu voudras, grand poltron ! Et moi qui croyais qu’il allait en blonde à Saigret ! Est-ce qu’il serait peut-être allé guetter la Fifine ?

Quoique très préoccupé au fond de la confidence qu’il vient de recevoir, Josillon rentre chez lui avec l’air dégagé qui lui est habituel. La Fifine est toujours à coudre près de la fenêtre.

— Oh ! père, dit-elle, comme vous sentez le tabac ! Je parie que vous avez été au café ?

— Oui, mam’zelle, parce qu’on m’y a mené. Figure-toi que le grand Manuel a l’idée de quitter son voiturage…

— Eh bien ! ma foi, je ne vois pas le grand mal.

— Pour venir rester à Salins…

— Qui est-ce qui vous a dit cela ?

— Ha ! ha ! qui est-ce qui vous a dit cela ? Eh bien ! c’est quelqu’un qui le sait de bonne part.

— Mais qui enfin ?

— Lui-même !

— Comment, lui ? C’est donc avec lui que vous avez été au café alors ?

— Il veut entreprendre le balayage de la ville.

— Le balayage !

— Oui, ma chère, le balayage, et s’y marier encore. Après tout, cela fera un mari qui en vaudra bien un autre, va, le grand Manuel !

— Oui, surtout pour celles qui mesurent les gens à l’aune.

— Sa mère lui laissera bien quelques petites choses au grand Manuel.

— Oui, elle lui laissera le champ Linglet, où il ne pousse que des rochers et des prunelles.

— Sans compter qu’il est adroit, ce garçon, et une fois qu’il sera en train de quelque chose, je suis sûr qu’il est dans le cas de s’en tirer très bien. Figure-toi qu’il lui était venu une drôle d’idée, à Manuel !