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chanson à laquelle le nom qui la signait donnait un certain intérêt de curiosité. Quelle est en effet la femme ou la jeune fille qui, rencontrant par hasard des vers où son nom se trouve mêlé, ne voudra pas les posséder, si elle a quelque raison de croire qu’ils lui sont dédiés par la pensée de l’auteur ? Et puis, elle n’était point fâchée d’avoir un échantillon du talent de son cousin. Malgré le vague de cette poésie, son instinct féminin n’avait pu s’empêcher de reconnaître que son nom ne se trouvait pas dans ces couplets seulement pour la rime; mais elle n’en avait été ni émue ni flattée. Elle avait si souvent entendu présenter sous les aspects d’une dissipation scandaleuse la libre existence de son parent, qu’elle avait elle-même fini par effacer, et sans effort douloureux, tous les souvenirs qui pouvaient lui parler de son ancien ami d’enfance. Quand il venait voir son père, l’accueil qu’elle lui faisait ne dépassait point les limites d’une indifférence presque voisine de la répugnance. Hélène n’en fut pas moins surprise en retrouvant la chanson d’Olivier sur les lèvres du compagnon d’Antoine, bien plus surprise encore de l’émotion qu’elle lui avait causée au moment de son entrée en mer, pendant cette minute de court enthousiasme où elle s’était sentie pour la première fois en état de communion sympathique avec Antoine. Par un phénomène d’imagination qu’elle ne s’expliquait pas, il lui semblait que c’était Antoine lui-même qui avait chanté ce couplet, dont le sens était une sommation d’aimer.

Cœur fixe et esprit irrésolu, Hélène s’était arrêtée sur le bord de la falaise, et, sans s’apercevoir de son immobilité, laissait errer son regard dans les profondeurs de l’horizon. Tout à coup elle tressaillit; derrière elle, elle entendit le bruit d’un pas sourd; elle tourna la tête; une ombre s’avançait, lente et solitaire; c’était lui : il n’était plus qu’à dix pas. L’avait-il vue ? La couleur de ses vêtemens ne la dénonçant pas dans l’obscurité, elle pensa qu’elle pourrait reprendre sa promenade sans que celui qui s’approchait eût pu remarquer qu’elle l’avait interrompue. Elle fit un pas, et derrière elle entendit marcher plus vite. On se pressait : se presser elle-même, c’était révéler une préoccupation qui était déjà une confidence. Elle attendit. Antoine parut auprès d’elle. — Vous m’avez fait peur, dit-elle. Par toute sorte de manœuvres rusées, celui-ci, obéissant à l’attraction, s’était décidé à se détacher de M. Bridoux et de Jacques. Pour ne pas faire suspecter son intention et donner à son éloignement une apparence de naturel, cinq ou six fois déjà il avait marché à l’écart de ses compagnons. Tantôt allant en avant et revenant sur ses pas jeter un mot dans leur conversation, comme pour témoigner qu’il était bien toujours avec eux, et seulement avec eux, — d’autres fois il restait en arrière, mettant sa main sur ses yeux, en abat-jour, bien que la nuit fût déjà