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la satisfaire. En y réfléchissant un peu, Manuel reconnaît que pour la besogne qu’ils ont à faire, ses bœufs sont réellement beaucoup trop forts, et finissent par avaler beaucoup trop de foin. Les gens du pays bas attèlent bien des vaches ; pourquoi ne ferait-il pas de même ? La Bouquette à elle toute seule serait, parbleu ! dans le cas de faire le service du balayage. D’ailleurs, si elle n’est pas assez forte, il y a place à l’écurie pour loger aussi sa compagne. Quant à l’argent pour cette emplette, il n’y a pas à s’en tourmenter. La vente des bœufs y suffira de reste. Il y aura même là au moins cent cinquante francs à retirer de boni. Oui, mais la première chose à faire, c’est de vendre les bœufs. Manuel se sent bien un peu contrarié à l’idée de se séparer de Dsaillet ; sitôt pourtant qu’on y voit quelque avantage, il n’y a plus de regret qui tienne, et d’ailleurs Manuel, pour se consoler, pense au joli commerce de lait frais qu’avec ces deux vaches pourra réaliser la Jeanne-Antoine.

Une fois son idée tirée au clair, Manuel se décide à terminer l’affaire le plus tôt possible, afin de ne pas se laisser le temps de changer d’avis. Il a trouvé à Bleigny quelqu’un qui prendra ses bœufs pour un prix raisonnable. Manuel les lui livre un beau jour sans en souffler mot, afin de simplifier l’opération ; puis il monte du même coup à Villeneuve, où l’approche de l’hiver décide Xavier à lui vendre la Bouquette, accompagnée d’une autre vache, à un prix modique. Le soir, Manuel revient au Matachin avec ses deux vaches et cent francs d’économie au gousset. La Jeanne-Antoine, hors d’elle-même, s’enquiert alors pour la forme si ces pauvres bœufs seront au moins bien soignés ; puis elle s’abandonne, sans plus de scrupule, au bonheur de fêter les deux arrivantes.

Le bonheur de nos gens du Matachin n’a plus de bornes, surtout depuis qu’on a surpris la Fifine préparant en secret un petit trousseau. Tous les dimanches, Josillon donne le bras à la Jeanne-Antoine, Manuel à la Fifine ; on emporte le goûter, et l’on va jouir du printemps qui est revenu, tantôt dans les rochers de Gouailles, tantôt dans les bosquets de Tout-Vent, ou sous la treille de la vigne de Chauviré. Il n’est pas rare que les deux couples, en traversant alors la promenade Barbarine, y trouvent la poule et le coq devenu son époux par les soins de Josillon faisant déjà, eux aussi, leur promenade de digestion. Quant au pauvre Dsaillet, on a fini, comme toujours, par le vendre au boucher ; mais il avait mené une vie si rude, que sa dépouille n’a pas valu grand’chose.


MAX BUCHON.