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Lacroix, et qui attribuait à l’héroïne de La Meilleraye la puissance d’intercéder dans ses prières pour ceux qui s’étaient intéressés au récit de son histoire et avaient témoigné leur intérêt en inscrivant leur nom sur sa pierre. Hélène avait tressailli en voyant son compagnon ramener le souvenir d’un épisode de leur voyage qui avait eu pour résultat de faire naître entre elle et lui un rapprochement sympathique que le rapprochement de leurs deux noms sur cette tombe avait comme consacré. Sa prudence lui cria le qui-vive semeur d’alarmes. Elle pressentit l’embarras d’un entretien qui faisait un appel à des impressions qu’elle avait déjà eu bien assez de peine à s’avouer à elle-même : allait-elle courir le risque de renouveler cet aveu précisément à celui qui devait les ignorer, en acceptant une conversation qui deviendrait pour sa parole ce que sont pour les pieds ces pentes glissantes qui entraînent malgré soi où l’on ne veut point aller ? Cependant cet embarras, qui existait déjà, il ne fallait pas le laisser paraître. Ne pouvant point changer le sujet de leur conversation, elle tenta de la restreindre dans des limites où elle se sentirait maîtresse de sa pensée et du langage qui l’exprimait. A son grand étonnement, Antoine entendit Hélène démentir l’émotion qu’il avait remarquée en elle pendant le récit de la sœur de Rose; elle réduisait tous les événemens à des proportions vulgaires d’incidens groupés en roman par la spéculation pour exciter l’intérêt productif des passans. Avec une certaine apparence d’ironie, elle déclarait n’avoir vu dans ces deux morts que deux accidens, comme en rapportent les faits divers dans les journaux : — une fille noyée et un homme qui s’était tué, — c’est-à-dire un malheur et un crime. Revenant ensuite à cette curiosité et à cette reconnaissance d’outre-tombe qu’on attribuait à Rose Lacroix, Hélène protestait contre cette superstition qui accouplait des sentimens profanes à l’idée religieuse, et elle demanda à Antoine, avec un léger accent de raillerie, s’il croyait aux revenans. Puis elle s’arrêta, très fière de cette improvisation qui modifiait la nature de l’entretien en le transportant sur une question d’orthodoxie.

Antoine avait paru surpris du ton quasi dogmatique avec lequel la jeune fille avait parlée — Je ne crois pas aux revenans, mademoiselle, dit-il à Hélène. Ceux qui sont partis de ce monde n’y reviennent plus, et il y en a beaucoup qui font de cette certitude la sécurité de leurs derniers momens; car s’ils ne savent pas où ils vont, ils savent où ils reviendraient. Ma raison comme la vôtre repousse des chimères que des esprits plus humbles que les nôtres trouvent du charme à se créer, et leur ignorance leur donne sur nous cette supériorité, qu’ils retirent quelquefois des adoucissemens et des consolations très réels de ces mensonges ingénieux. La raison, qui