Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/1243

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’il avait combattus la veille, il les retrouvait avec joie dans les salons. Homme du monde et homme d’étude, il se liait d’amitié avec les esprits d’élite de la France impériale, officiers, administrateurs, conseillers d’état, dont l’entretien ouvrait de nouvelles perspectives à sa pensée. Je suis vraiment touché quand je vois dans ses Mémoires cet harmonieux accord du sentiment national et de la fraternité humaine ; c’est là le génie même de cette calme et pénétrante nature. Bientôt, échangé avec un prisonnier français, il recouvre sa liberté. La paix de Vienne venait d’être conclue, et le prince Schwarzenberg était allé comme ambassadeur d’Autriche à la cour de Napoléon. Le colonel comte de Tettenborn, auprès duquel le jeune officier avait débuté dans la vie militaire, suit le prince Schwarzenberg à Paris. M. Varnhagen va y retrouver son chef. Pendant les cinq dernières années du grand drame dont l’Europe entière était le théâtre, M. Varnhagen est mêlé aux plus pathétiques événemens. Attaché à l’ambassade autrichienne à Paris en 1810, il assiste à ce bal du prince Schwarzenberg que rendit célèbre un désastreux incendie, et ses Mémoires nous en reproduisent en traits saisissans les terribles épisodes. Il voit de près la cour de Napoléon, il s’incline comme les autres, à la fois plein d’admiration et de terreur, devant le génie du maître, et si quelque symptôme de lassitude, si quelque signe de mécontentement et de haine éclate çà et là au sein de la société française, il le recueille dans ses notes avec la curiosité d’un historien et le sang-froid d’un juge.

Deux ans après, Napoléon déclare la guerre à la Russie. Le colonel de Tettenborn fait partie de ces officiers allemands qui s’engagent au service du tsar, et M. Varnhagen l’accompagne. Il était capitaine autrichien, le voilà maintenant capitaine russe. Il faut qu’il voie tous les aspects du drame et que l’éducation de sa pensée soit complète. Mais avant d’arriver en Russie il traversera l’Allemagne, il s’arrêtera à Prague, à Tœplitz, et le baron de Stein essaiera de lui communiquer ses formidables colères. C’était le moment où le baron de Stein commençait à soulever l’Allemagne ; l’impétuosité de ses ressentimens patriotiques s’exaltait surtout dans ces libres entretiens, et M. Varnhagen fut plusieurs fois effrayé lorsque l’ancien ministre de Frédéric-Guillaume III lui vantait l’énergie de la convention et glorifiait le comité de salut public. Il était plus à l’aise dans ses longues causeries avec Beethoven ; c’était là aussi un grand et passionné patriote, mais M. Varnhagen n’avait pas à craindre avec l’illustre musicien ces explosions de haine qui donnaient souvent un caractère odieux aux paroles de M. de Stein. Rien de plus expressif que le patriotisme généreux et humain de M. Varnhagen à côté de ces fureurs insensées. « Vous êtes un métaphysicus ! » lui disait un jour le violent baron,