Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/128

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

passion, les soumettent à l’ardeur du foyer avant même qu’ils en aient pu apercevoir la première lueur. Hélène n’était point novice à la façon des ingénues à tablier rose, comme il en fourmille dans un répertoire banal qui taille les caractères sur le patron de la convention. Elle n’avait pas lu de romans, parce qu’on les avait toujours tenus écartés de ses yeux, et que la nature de son esprit ne l’attirait point vers des œuvres qui avaient la fiction pour objet, non pas absolument qu’elle les jugeât dangereuses, mais plutôt parce qu’elle les trouvait inutiles. Pour n’avoir pas lu ces sortes de livres, elle se doutait bien de ce qu’ils pouvaient contenir. La science avait d’ailleurs souvent mis entre ses mains des écrivains qui entraient dans l’intimité de l’histoire, et allaient curieusement chercher les effets dans les causes. Ces révélations l’avaient initiée à des passions qui montraient l’homme ou la femme sous le héros ou l’héroïne d’un grand événement, et peut-être quelquefois, son imagination ayant un point de départ, avait-elle complété ce qu’il y avait de trop bref dans le récit de l’historien. Cependant, pour avoir cessé d’être ignorante de certaines choses, elle n’en était pas moins restée naïve, et il lui fallait du temps et de la réflexion pour qu’elle pût, même par à peu près, classer ses sentimens dans un ordre naturel, et leur donner un nom qui répondit à la nature des sensations qu’ils lui faisaient éprouver. Cette douleur étrange et nouvelle à laquelle elle s’était sentie en proie pendant le récit d’Antoine, elle lui trouva son nom, lorsque celui-ci termina en disant : — Ma sœur s’appelait comme vous, et si elle n’était pas morte, elle aurait votre âge. — La joie qui remplaça subitement cette souffrance singulière, elle en savait la cause, elle en savait le nom : elle avait été jalouse, et quelle jalousie que celle qui remonte dans le passé et remue avec inquiétude des cendres froides depuis longtemps !

Cette joie fut si vive, si spontanée, qu’Hélène n’aurait pas eu le temps de la dissimuler, si la pensée lui en était venue; elle lui vint cependant, et elle fit cette réflexion, qu’elle donnait un étrange spectacle à son compagnon. Heureusement celui-ci ne la regardait pas; il reconduisait au fond de son souvenir l’ombre fraternelle un moment réveillée. Lorsque l’émotion que ce récit lui avait causée se fut apaisée, lente comme la vibration d’un son qui s’éteint, il regarda alors sa compagne. La sensibilité d’Hélène, qui n’était plus contenue par une préoccupation jalouse, se trahissait par des larmes.. Antoine ne lui dit que doux mots : Pardon et merci. Ils reprirent leur promenade, silencieux l’un et l’autre, ne songeant plus, comme auparavant, à observer strictement une distance qui les tint également rapprochés de ceux qui les suivaient, et déjà moins inquiétés par cette idée de tête-à-tête.