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implantée à Prague, en poésie populaire slave. La même évolution se produit, à peu de chose près, en Pologne; seulement là le gouslo, après quelques faibles tentatives de réveil, s’éteignit bien plus complètement encore que partout ailleurs. Seuls, les Slaves orientaux n’avaient jamais tout à fait oublié leur chère gouslé ; mais ils ne pouvaient s’en servir à la cour des rois, dans les châteaux, aux grandes réunions officielles, qu’à la condition de chanter en langue slavone ou ecclésiastique, et cette langue, trop sainte, trop austère, pour exprimer avec verve les passions de la vie terrestre, faisait souvent grimacer les gouslars, en leur imposant des formes conventionnelles, de froides imitations bibliques, qui glaçaient en eux la spontanéité de la nature. Le slavon avait donc fini par être pour les gouslars d’Orient ce que le latin était pour ceux d’Occident. Enfin, quand le slavon se vit à son tour exclu, comme le latin, des littératures profanes et nationales slaves, le gouslo ne tarda pas à retrouver sa place et à repousser de son vieux tronc des fleurs plus fraîches que jamais. Son révélateur fut une nation tout entière, celle des Serbes, nation où chaque homme, pour ainsi dire, naît gouslar et poète.

La lutte que le gouslo eut à subir pour reconquérir tout à fait le sceptre de la poésie parmi les Slaves du sud se résume historiquement dans quatre ou cinq grands noms. Il y a d’une part les prélats slavons Raitch et Muchitski, écrivains dont la pureté toute classique plaide avec une haute éloquence la cause du passé, c’est-à-dire de la langue slavone; il y a de l’autre côté, du côté de la langue vulgaire, Dosithée Obradovitj, vuk Karadchitj et Sima Milutinovitj.

Le moine philosophe Dosithée Obradovitj est le premier des Serbes qui ait osé écrire ses nombreux et hardis ouvrages, si admirablement pénétrés de l’esprit slave, en langue tout à fait vulgaire, et sans plus faire aucun emprunt à l’idiome ecclésiastique. Aussi fut-il abreuvé d’amertume par les champions des vieilles routines, et sa lutte contre les slavonisans dura jusqu’à sa mort.

Le triomphe définitif de la poésie nationale serbe ne pouvait cependant se faire attendre. L’évêque Muchitski, par ses odes sublimes, toutes écrites en langue slavone, ne put réussir qu’aie retarder quelque temps. Enfin un pâtre obscur, Milutinovitj, vient, armé de sa gouslé bosniaque, pour arracher le génie de son peuple aux serres de l’aigle slavon. Malheureusement ce jeune bouvier des Balkans serbes avait quitté ses troupeaux de bœufs pour aller se faire étudiant à Leipzig; l’Allemagne l’avait initié à tous les mystères de ses sciences et de sa civilisation, et elle conserva tant qu’il vécut beaucoup trop d’empire sur son esprit fasciné. Milutinovitj n’en est pas moins le premier poète véritablement converti par le gouslo; seulement la philosophie occidentale disputait au gouslo cette âme