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Aussitôt qu’il a été initié à la vie intellectuelle, le peuple serbe s’est trouvé malgré lui en contradiction flagrante avec ses initiateurs européens. Depuis trente ans que les Serbes ont des académies créées sur le modèle des nôtres, le goût académique en littérature n’a pu faire encore le moindre progrès. La poésie du gouslo demeure le seul type du beau idéal, le seul but vers lequel gravite la poésie savante.

Il est étrange qu’on n’ait pas encore remarqué l’influence énorme exercée par les gouslars sur les poètes savans de la Slavie contemporaine, non-seulement à Belgrade et à Agram, mais à Prague, à Pétersbourg, à Moscou. Si beaucoup d’entre eux ont quitté enfin l’ornière cosmopolite, s’ils ont retrouvé la couleur locale, le naturel, la naïveté, l’inspiration nationale, ils le doivent aa gouslo. Pour montrer comment les poètes illyriens et serbes se modèlent sur les gouslars, le meilleur moyen, nous l’avons dit, est de citer çà et là quelques chants populaires, et d’en montrer le reflet dans la poésie des salons. Nous nous en tiendrons dans cette voie à quelques indications essentielles. Parmi les Illyro-Serbes, trois poètes contemporains, Subbotitj, Stanko-Vraz et Ostrojinski ; — en Russie, en Pologne et en Bohême, Lermontof, Visnievski, Kolar, nous aideront à caractériser la renaissance de la poésie slave, sous l’influence du gouslo, dans ses aspects principaux. C’est chez les Illyro-Serbes que cette renaissance a commencé, c’est chez eux qu’il faut l’étudier d’abord.

Serbe pur sang, Subbotitj est devenu la gloire de la Voïevodie, pendant que Stanko-Vraz, né en Styrie, sur un sol presque entièrement germanisé, élevé dans des écoles allemandes, a trouvé en lui l’énergie de se raidir contre tous ses préjugés de naissance et d’éducation, et a su par sa propre force remonter aux sources les plus pures de l’inspiration slave. Quant à Ostrojinski, Croate des bords de la mer, son mérite est d’avoir ouvert le premier aux contemporains le chemin de la poésie nouvelle. Je ne citerai d’Ostrojinski qu’une pièce, son ode sur l’origine de la gouslé, intitulée Uzrotsi, mot intraduisible dans nos langues rationalistes, mais qui cache toute une philosophie nouvelle, car il signifie à la fois les causes et les prodiges, — deux faits identiques pour tout vrai Slave.


« Un brave iunak traverse à cheval la forêt montagneuse ; fatigué, il s’arrête près d’un vieux hêtre, attache sa mouture au tronc de l’arbre, et, se couchant sous le frais ombrage, il s’y endort d’un profond sommeil. Du creux du hêtre qui s’entr’ouvre, la vila lui apparaît en songe, et, avec un sourire divin, lui dit ; — Héros, fils des héros, songe que là-bas, dans la plaine, tes frères languissent esclaves de l’étranger : va-t’en les délivrer. — Ce rêve réveille le jeune homme. Il bondit, s’élance en armes vers ses frères opprimés, et réussit à briser leurs chaînes. L’hiver vient bientôt couvrir de son manteau de frimas la forêt montagneuse. Le jeune vainqueur repasse par les