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frais comme neuf gouttes de rosée, et tous pareils de taille, de visage, de bravoure. Près d’eux, voici le foudroyant Liutitsa Bogdan, dont le regard a déjà transpercé son ennemi avant qu’il ait tiré son sabre du fourreau, et le malade Doitchin, qui, semblable à un mort ambulant, n’a plus que la peau sur les os; mais ses os sont comme du fer.

Le voïevode Mirko descend de sa citadelle, suivi de la ravissante Ikonia en costume de jeune guerrier, le manteau vert flottant sur ses épaules, et attaché sous sa gorge avec un diamant qui à lui seul vaut trois villes impériales. Jamais vila ne fut plus belle, jamais pinceau vénitien ne pourra créer des contours plus parfaits, ni un ensemble de lignes plus harmonieuses. Tous les héros la regardent fascinés; mais derrière elle bondit le jeune cerf captif : ses cornes sont dorées; il ronge un mors orné de perles; ses pieds rapides atteindraient une vila ou une étoile filante à travers le ciel bleu. Le voïevode Mirko lâche la bride du prisonnier, et d’un coup de fouet le lance au milieu de l’arène. L’animal, se sentant libre, prend son élan; mais en trois bonds Ikonia l’a rejoint, et, posant une main sur sa tête, elle saute sur son dos, et le ramène comme un coursier docile à son père. Tous les spectateurs demeurent silencieux et stupéfaits; pas un ne bouge. Les vieux regardent les jeunes, et les jeunes, de dépit, regardent Krilatitj[1], le guerrier ailé de Novi-Bazar; mais Krilatitj baisse la tête couché sur le gazon.

Tout à coup à l’horizon un chant joyeux se fait entendre. La voix approche : c’est celle d’un guerrier inconnu, monté sans étriers et sans selle sur un cheval sauvage, qui bondit comme un tigre et dont la noire crinière traîne sur le gazon. Ce héros, d’une physionomie étrange, porte le long manteau bulgare. Une barbe blanche lui tombe jusqu’à la ceinture, ses yeux se dérobent sous ses épais sourcils, et ses moustaches flottantes sont rattachées derrière ses oreilles. Arrivé au milieu des brillans seigneurs, il leur jette un regard de dédain, et se tournant vers Relïa Krilatitj : « pourquoi t’appelles-tu le guerrier ailé, puisque tu n’as pas l’énergie de rivaliser de vitesse avec une jeune fille ? — Guerrier inconnu, répond Krilatitj, cesse d’injustes reproches. J’ai lutté de vitesse avec l’hirondelle, et j’ai dépassé des colombes, sans en attendre d’autre récompense que mon propre amusement. Comment, si je le pouvais, ne rivaliserais-je pas ici avec cette jeune fille, quand elle-même doit être le prix de la lutte, elle qui n’a pas son égale dans les sept royaumes latins ? Mais je suis couvert de dix-sept blessures non encore cicatrisées, et si je courais un peu, elles se rouvriraient à l’instant. » L’inconnu, s’adressant

  1. Krilatitj en serbe, qui porte des ailes, nom que l’on donne aux guerriers qui réussissent à franchir d’un seul bond sept chevaux de combat placés de front.