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aucun pays être considérée comme populaire; elle peut être très belle, elle n’en reste pas moins sans action décisive sur les masses. C’est le fruit d’efforts individuels, de génies isolés; c’est de la poésie cosmopolite. Quelque sublimes qu’ils soient, et par suite de leur sublimité même, Krasinski, Mickievicz, Slovacki, ne peuvent être suivis dans leur vol que par des esprits d’élite en très petit nombre. Quant au peuple, il ne les comprend pas, car aucune corde sur leurs lyres ne rappelle les sons de la gouslé. Trop souvent insaisissables au vulgaire, ils planent dans l’abstraction, dans l’absolu. Ils sont dans le rêve occidental.

Ce n’est point à dire que l’esprit de la Pologne n’ait pas ses instincts merveilleusement slaves et conformes aux croyances du gouslo. Le latinisme n’a pu dénationaliser que les hautes classes. Le bas peuple est resté lui-même, et il comprendrait infailliblement mieux que ses propres magnats les rapsodies serbes, si on les lui traduisait; mais le même tourbillon d’innovations et de cosmopolitisme qui a saisi la Russie entraîne aussi la Pologne. Voilà pourquoi elle n’a jusqu’à présent produit que deux hommes qui aient su retrouver au fond des antiques forêts lekhites la gouslé des aïeux, et qui en aient tiré une poésie nouvelle, admirable reflet de la vie slave. Ces deux hommes sont Kasimir Brodzinski et Bohdan Zaleski. Le premier, enfant des provinces exclusivement latines de la Pologne, n’a guère pu, il est vrai, idéaliser que la krakoviaque. Du moins l’a-t-il portée à une perfection de forme, à une grâce de style, à une candeur de pensée que n’a su atteindre aucun des nuageux romantiques qui lui ont succédé, sans excepter même Mickievicz. Quant à Bohdan Zaleski, né dans des conditions de développement poétique bien plus favorables, se mouvant, comme l’enfant libre de la nature, au milieu des steppes illimitées de sa chère Ukraine, il a pu y retrouver toute la fraîcheur d’inspiration et toute l’indépendance slave. Il réunit la transparence, la limpidité de forme des anciens lyriques grecs à l’originalité de sa race. Il rivalise dignement avec Subbotitj, avec Stanko-Vraz et les plus purs classiques serbes. Malheureusement un exil trop prolongé, une séquestration trop complète du milieu et des mœurs slaves d’où il tirait sa vie, ont fini par jeter Zaleski dans la poésie occidentale, qu’il allie aux rêveries messianiques; mais ses dumkas ukrainiennes et ses chants galiciens n’en demeurent pas moins un trésor acquis pour la Pologne à venir. Vainement l’essaim des imitateurs vient dénaturer le modèle, le défigurer, le frapper de ridicule; les œuvres du maître subsistent, et, comme un germe fécond caché sous la neige, elles attendent, pour porter leurs fruits, des jours plus chauds et meilleurs que les nôtres.

En résumé, l’influence qu’a exercée jusqu’à présent le gouslo sur chacune des quatre littératures slaves est très diverse. Les Polonais