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situation envers la Russie, et la certitude de sa ruine, s’il essayait de la braver une autre fois[1]. »

On voit par cette curieuse révélation la position que la Russie avait voulu prendre vis-à-vis de la Turquie après la guerre victorieuse de 1828-29 et au moyen de la paix d’Andrinople. La Russie croyait qu’elle aurait pu renverser alors l’empire ottoman; mais il convenait mieux à ses intérêts de laisser vivre la Turquie, à condition qu’elle serait réduite à n’exister que sous sa protection, à n’écouter désormais que ses désirs, et qu’elle montrerait une déférence constante envers la puissance protectrice et une prompte obéissance à se conformer à tous ses vœux; en même temps la Russie comptait garder entre ses mains des clés de position d’où il lui serait facile de tenir la Turquie en échec et de la menacer d’une ruine certaine, si la porte voulait un jour se soustraire aux conditions d’existence qu’on lui imposait. C’est ainsi que l’empereur Nicolas concevait depuis 1829 la situation de l’empire turc, et c’est à ce prix qu’il lui permettait d’exister. Convaincu que la Turquie ne devait être maintenue qu’autant que sa conservation serait utile à la politique russe et qu’elle ne vivait que par la tolérance de la Russie, pourquoi a-t-il prononcé dans son cœur son arrêt de mort ? En d’autres termes, pourquoi a-t-il cessé de regarder le maintien de la Turquie comme utile aux intérêts de sa politique, et a-t-il songé à lui retirer cette tolérance qui seule, croyait-il, la laissait vivre ?

Il y a plusieurs raisons à ce changement dans la politique de l’empereur Nicolas. Certains Russes prétendent que ce qui l’a décidé à trancher la question d’Orient et à tenter lui-même l’accomplissement des longs desseins de son pays et de sa maison sur Constantinople, c’est la crainte que son successeur ne fût point à la hauteur d’une pareille tâche, si les événemens venaient à la lui offrir. Il peut y avoir quelque fondement à cette explication; mais nous croyons que la résolution de l’empereur Nicolas a été déterminée par une raison supérieure et plus pressante. Cette raison est le progrès, ou, si l’on veut, le mouvement des choses qui depuis vingt-cinq ans tend avec succès à faire sortir la Turquie des dures conditions où la Russie croyait avoir emprisonné son existence par la paix d’Andrinople.

L’empereur Nicolas, avec une inquiète insistance, dépeignait l’an dernier la Turquie comme malade et agonisante; mais assurément il n’aurait pu nier et il ne pouvait se dissimuler à lui-même que si la Turquie était malade alors, elle l’était bien moins qu’en 1829. Nous

  1. Dépêche de M. le comte de Nesselrode à son altesse impériale le grand-duc Constantin, 12 février 1830. — Recueil de Documens pour la plupart inédits, etc. Paris 1853, chez Pagnerre. Cette dépêche, comme les papiers diplomatiques publiés autrefois dans le Portfolio, fut trouvée pendant la révolution polonaise dans les archives du grand-duc à Varsovie.