Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

récemment mis au jour : la vérité est que dès l’origine les puissances occidentales ont cru instinctivement à tout ce qui est dit dans le mémorandum russe du 3 mars, mais qu’elles étaient fondées à y croire, ainsi que l’attestent les pièces secrètes, que ces vues ambitieuses n’étaient nullement une supposition chimérique, et que, la question une fois ainsi posée, il en devait sortir ce qui en est sorti. Le document secret rectifie le document public ; il rend à chacun son vrai rôle, à la Russie celui d’une agression systématique et préméditée, aux puissances occidentales celui d’une politique simplement défensive. La Russie à un certain moment, nous voulons le croire, a pu juger que l’heure n’était pas aussi opportune qu’elle l’avait pensé d’abord, peut-être a-t-elle désiré en secret désarmer momentanément et ajourner son ambition ; mais elle n’a pas su avoir le courage d’une modération qui eût été si habile : elle s’est crue engagée, et elle s’est enfoncée dans ces inextricables complications, multipliant les déclarations et les subterfuges, comptant sur le prestige de la force pour en imposer, essayant de diviser l’Angleterre et la France après avoir cherché à les gagner séparément, intimidant l’Allemagne et finissant par jeter la civilisation européenne dans la formidable extrémité où elle est aujourd’hui.

Ce n’est point d’hier qu’ont commencé les tentatives secrètes de la Russie près du gouvernement anglais. La première trace de ces négociations remonte à 1844, et se trouve dans un mémorandum que l’empereur Nicolas expédiait au cabinet britannique après avoir fait lui-même un voyage à Londres, alors peu expliqué ; mais il ne parait pas que ces premières ouvertures aient eu aucune suite. Elles ne se sont renouvelées que dans les premiers mois de 1853. Qu’on se rappelle la situation telle qu’elle était en ce moment. La France venait d’obtenir du divan quelques faibles compensations en faveur du culte religieux latin à Jérusalem. L’Angleterre était indifférente, sinon défavorable à cette démarche de la France. L’Autriche venait de faire sentir son influence en Turquie par l’envoi du comte de Leiningen, à l’occasion de la guerre du Monténégro. C’est alors que la mission du prince Menchikof sort tout armée de la pensée de l’empereur Nicolas. Le prince Menchikof va à Constantinople moins en négociateur qu’en représentant hautain d’un suzerain irrité ; il écarte les ministres étrangers, cherche à imposer au divan le secret de ses négociations, exige du sultan une véritable dépossession morale. Or pendant ce temps que se passe-t-il à Saint-Pétersbourg ? L’empereur Nicolas prend à part l’envoyé anglais, et ne lui dissimule plus que la Turquie est très malade, qu’elle touche à son dernier jour, et que ce serait une imprudence extrême à la Russie et à l’Angleterre de laisser le malade leur tomber ainsi sur les bras à l’improviste. Vainement sir Hamilton Seymour, et après lui lord John Russell, objectent-ils à l’empereur Nicolas que la Turquie n’est pas plus malade que par le passé, qu’elle i)Out avoir encore de longs jours à vivre, qu’elle a eu à traverser des crises bien autrement périlleuses ; le tsar ne persiste pas moins dans le diagnostic qu’il a porté sur le malade, et il faut bien dire qu’il avait quelque raison, ayant envoyé un aussi bon médecin que le prince Menchikof. Le point de la maladie une fois admis d’ailleurs, est-il donc si difficile de s’entendre sur la création d’un nouvel état de choses ? En vérité, c’est ainsi que cela se passe. L’Angleterre ne peut avoir la prétention de s’établir à Constantinople, cela est convenu ; les Russes ne l’occupe-