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a refusée, elle n’a point encore assez de goût et d’intelligence dramatique pour exprimer la passion ardente, mais contenue, de la jeune vestale. Non-seulement Mlle Cruvelli n’articule pas suffisamment les syllabes de chaque mot, qu’on entend à peine, mais elle brise incessamment la ligne suivie de cette belle et large déclamation par des liaisons continuelles qui empâtent l’oreille et transforment l’effet dramatique en un miaulement insupportable. Comment ne s’est-il pas trouvé à l’Opéra un homme de goût pour avertir Mlle Cruvelli de ce défaut choquant qu’il serait facile de corriger ? M. Roger, qui a perdu depuis longtemps la fraîcheur et la souplesse de sa jolie voix de ténor, est fort mal à l’aise dans le rôle de Licinius, qui exigerait, pour être chanté comme l’auteur l’a compris, un style que M. Roger n’a jamais eu et une voix de baryton élevée comme celle que possédait Lais ou M. Massol. Il n’y a vraiment qu’un élève du Conservatoire, M. Bonnehée, qui ait chanté avec intelligence le rôle de Cinna, et particulièrement l’air du premier acte.

Il ne faut pourtant pas se dissimuler que, si la Vestale eût été reprise avec le respect et les soins que l’administration de l’Opéra devrait toujours avoir pour les chefs-d’œuvre de son répertoire, il serait encore douteux qu’elle pût se soutenir longtemps devant la génération actuelle. Les ouvrages dramatiques ne vivent pas seulement par la peinture vraie et saisissante des passions et des sentimens éternels du cœur humain, mais aussi par les idées qu’ils éveillent et qu’ils flattent au moment de leur apparition, par les courans de mœurs et d’opinion qu’ils trouvent sur leur passage. Pour quelques chefs-d’œuvre impérissables doués d’une éternelle jeunesse que leur communique l’idéal qui les a conçus, il y a des milliers de canevas dramatiques qui ne survivent guère aux passions contemporaines dont Ils étaient l’écho. Il y a un peu de cette infirmité dans la Vestale de Spontini. D’abord le sujet de la fable n’est plus dans nos goûts. Les mêmes situations et les mêmes caractères transportés dans le monde chrétien nous toucheraient davantage. La Vestale est une conception dramatique trop simple et trop uniforme pour un public habitué à des poèmes variés et intéressans comme ceux de la Muette, de Robert le Diable et de la Juive. La musique de Spontini se ressent tout naturellement de cette uniformité du poème, dont elle exprime si admirablement les situations. Ces airs et ces duos trop nombreux, ces beaux chœurs, cet incomparable finale du second acte et ces grands récitatifs qui les relient ensemble sont toujours d’un accent solennel et pathétique qui fatigue à la longue, et dont on voudrait être distrait par quelques rayons de fantaisie et de lumière moins intense. L’instrumentation de la Vestale, qui fut un si grand événement pour l’époque où elle apparut, a un peu vieilli depuis que Rossini, Weber et Meyerbeer sont venus vivifier et multiplier les couleurs de ce vaste domaine. Les premiers et seconds violons, ainsi que tous les instrumens à cordes, sont écrits trop bas pour des oreilles habituées à la puissante sonorité de Moïse, de Guillaume-Tell et de Robert le Diable. Spontini d’ailleurs ne sait point varier assez les formes de ses accompagnemens : lorsqu’il tient un dessin rhythmique, il ne le quitte pas jusqu’à la fin du morceau, et l’on comprend que cette persistance des mêmes combinaisons ne soit pas de nature à égayer le fond du tableau.

M. Sainte-Beuve, avec la sagacité qui le caractérise, a dit, en parlant de