Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 6.djvu/326

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

car ils confondent volontiers le respect de la tradition avec l’immobilité. Si j’étais assez malavisé pour me préoccuper de ce double péril, je n’aurais plus qu’à me réfugier dans le silence; mais je comprends autrement les devoirs et les droits de la critique. S’il est permis, s’il est prescrit même aux inventeurs de suivre une doctrine intolérante, la tolérance est pour les juges une condition d’équité. Tous ceux qui étudient les œuvres de l’imagination, qui veulent en signaler la valeur à l’attention publique, doivent envisager l’art sous tous ses aspects. Ce qui s’appelle dans les ateliers indifférence ou profanation change de nom dès qu’il s’agit non pas d’inventer, mais d’apprécier les fruits de l’invention. Les disciples de Rome et de Florence n’ont pas plus de privilèges que les disciples de Venise ou d’Anvers. Il n’y a pas de création possible sans parti préconçu; mais avec un parti préconçu, dans le domaine de la critique, l’injustice devient une nécessité. Aussi, toutes les fois que j’essaie d’estimer la valeur d’un tableau, je m’efforce d’oublier mes prédilections, et si je ne réussis pas toujours dans cette tâche difficile, j’ose croire du moins que personne ne contestera mon entière bonne foi. La réunion de MM. Ingres et Delacroix m’offrait une éclatante occasion de proclamer la nécessité de la tolérance, et je l’ai saisie avec empressement. J’ai tenu à prouver que mon admiration pour le savoir profond, pour le goût exquis de l’artiste éminent à qui nous devons l’Apothéose d’Homère et tant d’autres beaux ouvrages, n’enlève rien à ma sympathie pour l’imagination active et féconde de M. Delacroix. Peu m’importe que des esprits studieux, mais entêtés, pour qui l’antiquité est le dernier mot de toute chose, m’accusent de méconnaître l’inviolable sainteté de la tradition. Je m’applaudis de ne pas partager leur adoration exclusive pour le passé, car j’aime tout ce qu’ils aiment, et mon admiration pour les œuvres de l’antiquité ne ferme pas mes yeux aux mérites de mon temps.

Il y a d’ailleurs deux manières de comprendre la tradition, l’une étroite et stérile, l’autre large et féconde. Croire que le passé a tout dit, ne nous a rien laissé à dire, c’est se condamner à d’éternelles répétitions. Toutes les œuvres enfantées sous l’empire de cette doctrine, quel que soit d’ailleurs le mérite qui les recommande, n’ont pas de raison d’être. A proprement parler, elles n’ajoutent rien à la somme du travail humain, et je me glorifie de ne pas comprendre ainsi l’étude du passé. La tradition bien comprise signifie tout autre chose. Les œuvres de l’antiquité, pour les esprits vraiment éclairés, ne sont qu’un moyen d’interroger la nature. Consulter les maîtres de la Grèce et de l’Italie, c’est emprunter leurs yeux pour voir ce qu’ils ont vu, mais sans nous dispenser de regarder à notre tour; c’est emprunter leur langage, non pour exprimer ce qu’ils ont pensé.