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d’assister à cette représentation vivante de ses actes et de sa personne, nous voudrions nous rendre compte des impressions qu’il nous laisse, du sentiment que nous avons de lui, et pourquoi, par exemple, un génie aussi extraordinaire ne nous peut inspirer ni attrait, ni sympathie, ni même une admiration sans réserve et sans mélange.

Cromwell est de la famille des grands hommes, des hommes nés pour le commandement et pour le gouvernement de ce monde, cela n’est ni douteux ni contestable. Il appartient même à l’espèce de grands hommes la plus rare, sinon la plus brillante : il est de ceux qui réussissent, qui réussissent toujours et jusqu’au bout, moins parce qu’ils sont toujours heureux que parce qu’ils s’abstiennent de tenter l’impossible. Son ambition sait attendre. Elle est souvent audacieuse, chimérique jamais. Une nation peut le mettre à sa tête, il ne la laissera pas déchoir. Comme homme de guerre, il est puissant. Si petit que soit son théâtre, sa place est à côté des plus grands capitaines; il a le génie des batailles, il sait l’art de choisir son terrain, de parler aux soldats, de pourvoir une armée : dons merveilleux quand on débute à quarante-quatre ans. Et ce qui n’est pas moins rare, hors du camp, dans la politique, il est aussi hardi qu’au feu. Il a les deux courages. S’il se décide à en finir avec un parlement, c’est lui-même qui vient faire sa besogne, et non pas une fois seulement; aussitôt qu’une assemblée nouvelle se brouille à son tour avec lui, c’est toujours lui, de sa personne, qui lui signifie son congé. Courageux, prévoyant, perspicace, unissant au bon sens le plus robuste le plus souple savoir-faire, modéré au besoin, prudent, même dans ses violences, maître de lui, même dans ses extases, tel est Cromwell. Quel homme! quelle puissance ! Bossuet n’en a pas trop dit.

D’où vent donc que rien ne nous attire ? D’où vient qu’au lieu d’être séduits nous nous sentons tant de froideur et tant d’éloignement ? Est-ce parce qu’il est dissimulé, impénétrable, hypocrite et comédien ? Parce qu’il pousse l’habileté jusqu’à la fourberie ? Tout cela sans doute abaisse et dégrade un homme, si grand qu’il soit; mais ce n’est pas seulement par là qu’il nous repousse. Est-ce parce qu’il est dur, impitoyable, sans entrailles pour les vaincus ? Sans doute il a couvert l’Irlande de ruines et de carnage; mais s’il n’eût répandu trop de sang que sur des champs de bataille, serions-nous plus rigoureux pour lui que pour tant d’hommes de guerre qui n’ont pas ménagé non plus la vie de leurs semblables, et que la postérité ne refuse pas d’absoudre ? Le sang qui pèse sur Cromwell est un sang plus froidement versé. Il est un des auteurs, le principal, le véritable auteur du supplice de Charles Ier; il pouvait l’empêcher, c’est lui qui l’a voulu, et en tranchant cette tête royale, il pour suivait un double crime : il tuait le roi pour tuer la royauté; il précipitait son