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Le Comte.

Enfin… mon découragement s’accrut. Je me trouvai comme scellé dans un ennui de plomb, n’ayant plus un désir, une espérance, un sourire, et voyant passer les plus vives séductions de ma jeunesse avec une glaciale insouciance. Ma santé même s’altéra ; je ne connus plus ni l’appétit, ni le sommeil… Je craignais que la folie ne fût au bout de cette mort éveillée… Bref, après quelques luttes intérieures, je pris le parti, — désormais immuable, — de briser ma coupe vide et de mourir tout à fait.

Mademoiselle de Kerdic.

Assurément vous en êtes le maître ;… mais tout cela ne me dit pas en vertu de quelle fantaisie vous avez choisi la Bretagne pour théâtre de cet événement tragique ?

Le Comte.

Permettez, j’y arrive… La fantaisie n’y fut pour rien. (François a posé sur un guéridon, près de la cheminée, un plateau et des tasses ; il sort ensuite.)

Mademoiselle de Kerdic, se levant.

Vous prenez du café, n’est-ce pas ?

Le Comte.

Volontiers, mademoiselle… (Il s’approche du feu.) Il y a aujourd’hui trois mois et un jour, mademoiselle, j’avais réuni quelques camarades dans un petit salon de restaurant. C’était un dîner d’adieu. Je ne le leur cachai pas. On essaya de combattre mon dessein par divers argumens plus ou moins spécieux… Mais je vais vous initier, mademoiselle, à des propos de jeunes gens !

Mademoiselle de Kerdic.

Allez… allez…

Le Comte.

Quoi ! me dit-on, tu veux mourir ! Ta main, ta lèvre, ton cœur, sont-ils donc flétris par la vieillesse ? N’y a-t-il plus de fleurs… n’y a-t-il plus de femmes sur la terre ? — Non, il n’y en a plus pour moi, répondis-je… Je ne vois plus et ne conçois plus même, sous le soleil, une fleur qui puisse attirer ma main,… un amour qui puisse tenter mon cœur. Fleurs et femmes n’ont plus pour moi qu’un seul et même parfum, devenu banal et fastidieux à force d’uniformité… Toutes me paraissent se ressembler entre elles au point que je les confonds désormais dans une commune indifférence… Bref… il n’y a plus qu’une femme sur la terre,… et je ne l’aime pas.

Mademoiselle de Kerdic.

Fort gracieux pour nous, tout cela…

Le Comte.

Je n’avais pas l’honneur de vous connaître, remarquez-le bien…