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soyez heureuse : personne ne le mérite mieux que vous… (Après une pause d’un silence pénible.) M’est-il permis de vous charger d’une mission ?

Mademoiselle de Kerdic.

Oui. Quoi ?

Le Comte. Il prend une plume sur le guéridon, arrache une page de son portefeuille, et écrit quelques lignes.

J’ai été témoin dans cette chaumière d’une scène dont je n’avais pas l’idée… Une pauvre famille… des petits enfans… sans pain, sans feu… grelottant et pleurant autour du grabat d’un moribond… Je leur laisse ma fortune. Tenez. Veillez à cela.

Mademoiselle de Kerdic, faisant un pas vers lui, et parlant avec une dignité émue et simple

Voulez-vous que ces enfans oublient leur mère… qu’ils deviennent étrangers à tous les grands devoirs et à toutes les saintes vérités de la vie… qu’ils finissent comme vous allez finir ?… Ah ! ne touchez pas à leur misère, monsieur : elle vaut mieux que la vôtre !

Le Comte, incertain.

Mademoiselle !…

Mademoiselle de Kerdic.

Pardon, monsieur, si j’ai cru longtemps que j’étais de votre part l’objet d’une indiscrète raillerie… Et maintenant encore… oui… maintenant encore… je doute… Est-ce vrai… est-ce sérieux ?… La vie d’un homme… l’âme d’un homme… est-elle sincèrement à vos yeux chose si petite et si légère, qu’elle tienne tout entière dans un boudoir,… et qu’elle n’ait hors de là ni joies à attendre ni devoirs à pratiquer ? Ce mot devoir… le mot même de l’existence… est-il écrit sur une seule page de la vôtre ?… Avez-vous jamais fait à quelqu’un au monde le sacrifice d’un de vos plaisirs, d’un de vos goûts, d’un de vos caprices ? Êtes-vous jamais sorti pour personne du cercle étroit et glacé de votre frivole égoïsme ?… Non ! pour personne ! pas même pour votre pauvre mère !

Le Comte.

Mademoiselle !…

Mademoiselle de Kerdic.

Vous ne pouvez vivre… Parce qu’il n’y a plus de femme sur la terre que vous puissiez aimer… Et n’y a-t-il plus, dites-moi, d’infortunés que vous puissiez secourir,… de larmes que vous puissiez sécher ou qui vous puissent bénir ? Vous demandez à la vie des enchantemens inconnus, monsieur… Ah ! elle vous en garde plus d’un, je vous assure ;… elle vous garde, vous le pressentez déjà, la douce magie du devoir accompli,… le charme secret des services rendus,… la paix profonde de l’âme après la journée bien remplie,… et le sommeil heureux qui suit le sacrifice… Essayez de ces plaisirs,