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par hasard tout le secret de Don Juan ou de la symphonie en ut mineur, de Guillaume Tell ou des Huguenots ? Confondrons-nous la lettre avec l’esprit, l’hiéroglyphe avec le sens mystérieux qu’il représente, l’élément spécial avec l’élément de vie ? Que l’un reste aux mains des docteurs du temple, des maîtres en liturgie, des interprètes de profession, j’y consens volontiers; quant à l’autre, il appartient à la philosophie. Seulement, ce qui est idée en philosophie, image en poésie, devient en musique simple disposition de l’âme. Tout est ici disposition, influence; la musique n’agit pas, elle se borne à provoquer nos sens. A la vérité, pour peu que nos sens aient du ressort, l’acte suit de près la provocation. Voyez plutôt M. Beyle, qui n’a jamais pu entendre Ombra adorata sans que l’émotion où le plongeait cette divine mélodie n’excitât chez lui je ne sais quelle irrésistible tendance à se répandre en un flot de paroles. Il divague alors au bras d’un ami, il philosophe au clair de lune sur les terrasses de Chiaja, et son âme n’a de délivrance que lorsqu’elle est parvenue à donner en quelque sorte une forme par la pensée à toute cette sonorité fluide qui l’obsède[1]. Je le répète, il n’y a dans les arts qu’une famille, groupe harmonieux sur lequel plane la philosophie. Parlons donc de peinture en musiciens, de musique en coloristes, parlons-en surtout en poètes, et si quelqu’un y trouve à redire, croyez bien que ce ne sera ni Rossini, ni Delacroix, ni Meyerbeer, ni Ingres.

M. Beyle appartient à cette classe d’esprits que l’enthousiasme fait éloquens, il aime les beaux-arts avec passion et comme on aime à vingt ans sa maîtresse; il en a étudié l’histoire aux sources mêmes, il a vécu dans la familiarité des grands artistes, dont il connaît la vie et les œuvres jusque dans leur partie la plus anecdotique; sitôt qu’il en parle, son œil s’enflamme, sa tête s’exalte, et ce forcené sceptique a des naïvetés d’adolescent. On a dit de Grétry qu’il n’aimait pas la musique, mais sa musique; je reprocherai au dilettantisme de M. Beyle de se montrer enclin trop fréquemment aux illusions de ce genre. Ce qu’il aime en effet, souvent ce n’est pas la peinture, mais une certaine peinture; ce n’est pas la sculpture et la musique, mais une certaine sculpture et une certaine musique; en trois mots : Corrège, Canova, Rossini. Les chefs-d’œuvre de ces artistes, qu’il ne se lasse pas d’interroger, opèrent sur lui de vrais miracles; en leur présence, ce cœur si profondément désabusé s’ouvre à d’inaltérables

  1. « Le bruit des ondes de la mer qui venaient briser à vingt pas de la porte du palais ajoutait encore sous ce climat brûlant au sentiment de bien-être. Notre âme était admirablement disposée à parler musique et à reproduire ses miracles, soit par cette discussion vive et partant du cœur qui fait renaître pour ainsi dire les sensations, soit par le moyen plus direct d’un piano qui était caché dans un des coins de la terrasse entre trois caisses d’orangers. » Voyez Beyle, Vie de Rossini, t. II, p. 400.