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ces dignes prélats, — je me trompe fort, ou ce garnement que vous avez là deviendra un jour un des plus grands chanteurs de l’Italie.

— Ah! monsignor, murmura la pauvre mère, c’est que, voyez-vous, cet enfant est tout ce que je possède.

— Et vous pouvez en remercier le bon Dieu, qui n’en envoie pas autant à tout le monde; je vous le dis, il y a en lui l’étoffe d’un homme.

En effet, la prophétie du vieux prêtre sembla devoir bientôt se réaliser. Deux ans s’étaient à peine écoulés, que déjà l’intelligent espiègle en savait plus long que son maître, lequel jugea prudent d’envoyer au conservatoire un écolier dont les progrès, beaucoup trop rapides, menaçaient de devenir embarrassans. Le 20 mars 1807, Joachim entrait dans la classe du père Stanislas Mattei, fameux contre-pointiste de Bologne dont l’enseignement porta ses fruits, car au bout de quinze mois (en août 1808), notre élève composait son maiden Lied, et débutait dans la carrière par une cantate intitulée : Il Pianto d’Armonia, qui lui valut d’emblée le diplôme de directeur de l’Academia degli Unanimi. — Des génies comme celui-là, il n’en pousse pas tous les ans, disait le père Mattei, tout glorieux des succès de son disciple.

— Non, certes, répondait le docteur Tesei, et vous avez deux fois raison, mon cher collègue, puisque le Joachim est né un 29 février, c’est-à-dire un jour qui, comme bien vous savez, ne revient guère que tous les quatre ans.

— Vous le verrez, docteur, ce gaillard-là nous laissera tous bien loin derrière lui[1].

— Dame ! avoir eu le père Mattei pour professeur, ce n’est pas non plus si petite affaire !

— Bon ! et vous, docteur, n’avez-vous donc point contribué pour votre part à son éducation ? N’est-ce pas vous qui lui avez montré l’alphabet ?

— Oui, certes, et je m’en vante.

— Donnons-nous donc la main, et félicitons-nous ensemble de notre élève.

Au printemps de l’année 1800, maître Joachim composa son premier opéra. Demetrio e Polibio ne fut mis à la scène que trois ans plus tard; mais longtemps avant que la troupe Mombelli les eût révélées au théâtre Valle à Borne, ces mélodies écloses au soleil de la jeunesse et du génie, où respirait le souffle de la passion, où tressaillait la vie, n’étaient déjà plus en Italie un secret pour personne.

  1. « Il ne nous efface pas, il nous fait oublier, » disait vingt, cinq ans plus tard un des chefs de l’école française.