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Rossini, c’était une folie, une vraie fureur, comme dit cette belle langue italienne, créée pour les arts. Depuis le gondolier jusqu’au plus grand seigneur, tout le monde répétait : Ti rivedro mi rivedrai. Au tribunal, où l’on plaide, les juges furent obligés d’imposer silence à l’auditoire qui chantait : Ti rivedro. Ce qui excita des transports si vifs à Venise, ce fut la nouveauté de ce style, ce furent ces chants délicieux, garnis, si j’ose m’exprimer ainsi, d’accompagnemens singuliers, imprévus, nouveaux, qui réveillaient sans cesse l’oreille et jetaient du piquant dans les choses les plus communes en apparence. » Là-dessus M. Beyle cite un mot charmant de Buratti, l’un des plus spirituels amateurs de Venise, qui, voulant exprimer la douce et parfaite harmonie des instrumens et de la voix, s’écriait dans un style aimable et pittoresque : « Fanno col canto conversazione rispettosa (les accompagnemens à l’égard du chant ne sortent jamais des formes d’une conversation respectueuse). » Parole toute suave et bénévole que M. Beyle se hâte bien vite d’aiguiser en épigramme et de retourner contre les Allemands : « Dès que le chant paraît avoir quelque chose à dire, les accompagnemens ont soin de se taire; dans la musique allemande au contraire, ils sont insolens. » Le mot a du trait, et je ne lui reproche qu’une chose, c’est de venir d’une main suspecte. M. Beyle ne parle bien que des sujets qui le passionnent. Donnez-lui les arts de cette Italie dont il raffole, et vous aurez une discussion variée, émue, anecdotique, entraînante d’esprit et d’observation; mais ne lui demandez rien de l’Allemagne, attendu que le sens lui manque absolument de cette terre où ne fleurit pas l’oranger. Son scepticisme, que le doux ciel de Naples et de Sorrente a le privilège de détendre, se crispe et se racornit dès qu’il pose le pied hors du sol italien. Mozart lui semble obscur et lourd; la partie dramatique d’Otello, de l’Otello de Rossini, son idole, est à ses yeux, le croira-t-on ? trop allemande, et s’il nomme en passant Weber, c’est pour vous dire qu’un homme atteint et convaincu d’avoir fait le Freyschütz mériterait cependant bien d’être pendu[1] !

A cet opéra de Tancredi, qui en moins de quatre ans fit le tour de toutes les scènes de l’Europe, se rattache une assez curieuse anecdote, devenue proverbiale en Italie, et que je n’oserais omettre

  1. J’ouvre le premier volume des Promenades dans Rome, et j’y trouve la remarque suivante, qu’on prendrait pour une mauvaise mystification, si une note mise par l’éditeur au bas de la page n’indiquait que M. Beyle a la prétention d’être sérieux. « Les Allemands se sont dit : Les Anglais vantent leur Shakspeare, les Français leur Voltaire ou leur Racine, et nous, nous n’aurions personne ! — C’est à la suite de cette observation que Goethe a été proclamé grand homme. Qu’a fait cependant cet homme de talent ? Werther, car le Faust de Marlowe vaut mieux que le sien. »