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perdu dans les ténèbres, ronflait le monotone murmure d’un rouet.

Devant ce meuble se trouvait une jeune fille d’un extérieur singulier. A en juger par son visage, elle devait avoir seize ans environ; ses vêtemens, loin d’être propres et coquets, étaient plutôt sales et négligés, mais sa chaste physionomie avait dans son expression quelque chose d’étrange et d’élevé qui captivait l’attention et éveillait dans le cœur un sympathique attrait. Ce n’est pas qu’on eût pu la dire belle, car elle était pâle comme du marbre diaphane, et quand ses yeux, aussi noirs que le jais, lançaient sous leurs longues paupières un regard ardent comme une étincelle, ces yeux paraissaient durs et presque farouches; mais il y avait aussi des momens où, semblable à une insensée, elle promenait lentement autour d’elle son œil abattu, et où son visage s’illuminait soudain d’un radieux sourire, comme si une voix joyeuse eût parlé à son cœur : alors elle était belle, belle comme la fleur languissante qui déploie encore son calice au soleil, bien qu’un ver avide ait déjà rongé sa racine.

Assise depuis une heure devant le rouet, on eût dit qu’elle faisait partie de celui-ci, tant elle donnait peu d’attention au lin qui glissait entre ses doigts; une profonde rêverie l’avait comme enveloppée d’un essaim de songes; le monde matériel avait disparu pour elle, et une joie céleste rayonnait sur ses traits.

Quelle réjouissante pensée monte de son cœur à son visage souriant ? Elle-même n’en sait rien. Voyez, sa jolie bouche s’ouvre, elle chante! Son chant doit être ravissant, s’il traduit son émotion; sa voix, douce et presque insaisissable, semble le timbre lointain d’une coupe d’argent; sa chansonnette au rhythme sautillant est étrange et charmante. Elle chante :

Rikke-tikke-tak
Rikke-tikke-tou !
Forgerons,
En cadence.
Forgerons, frappons!
Le fer rouge lance
L’étincelle, et bout.
Rikke-tikke-tou!

Puis elle retombe dans sa mystérieuse rêverie.

Tandis que la jeune fille, la tête penchée, immobile devant son rouet, semble abîmée dans l’oubli d’elle-même, une vieille femme descend l’escalier et entre dans la salle. A voir le coup d’œil impérieux qu’elle jette sur le feu éteint et sur la jeune fille, on devine que ce ne peut être que la fermière. Son œil s’allume de colère, et, s’approchant de la rêveuse, elle lui applique sur la joue un si rude soufflet, que l’enfant en tombe presque de sa chaise.