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— Une douleur vulgaire ! répondit le colonel. En effet, Adolphe, c’est une douleur vulgaire, mais elle n’en est pas moins profonde pour cela. Comprenez bien ceci, mon ami : dans ma vie entière, je n’ai jamais aimé qu’une seule femme. Bien qu’elle ne fût qu’une paysanne, son souvenir me poursuit partout, même sur le champ de bataille. Elle est morte, la pauvre Barbe ! mais elle m’a laissé un enfant, gage de notre amour, qu’elle m’a donné au prix de sa vie. Et craindre que cet unique fruit de notre union soit réduite à mendier pour vivre, à souffrir la faim et l’injure, tandis que j’ai les moyens de la rendre heureuse ! savoir que du haut du ciel Barbe me demande peut-être compte de son enfant!...

— Colonel, colonel, dit le lieutenant, vous poétisez trop votre douleur : ce n’est pas le moyen de la diminuer. Considérez donc les choses avec sang-froid. A coup sûr, un soldat a toujours assez de puissance sur son âme pour se consoler d’un malheur, fût-il plus grand encore que le vôtre.

— Croyez-vous donc, Adolphe, répliqua le colonel, que l’on cuirasse de fer son cœur aussi facilement que sa poitrine ? Vous vous trompez... Je sais que vous vous imaginez être insensible, et vous en semblez même tout fier... Vous n’en êtes pas moins le jouet d’une illusion. Il y a six ans, n’est-ce pas, que vous avez quitté votre village ? Eh bien ! parlez franchement : si vos yeux découvraient tout à coup là-bas, à l’horizon, la chaumière qu’habite votre vieille mère, pleureriez-vous ou non ?

Le jeune lieutenant garda quelques instans le silence, et répondit en baissant les yeux, comme s’il eût été honteux de son aveu : — Colonel, je tomberais à genoux et je pleurerais!

— Ah ! vous devez alors comprendre facilement que je m’abandonne tout entier à l’espoir de retrouver ma fille, et que je fondrais en larmes, si Dieu m’accordait ce bonheur. Sachez-le, Adolphe, je n’ai plus ni mère, ni père, ni frère... Pas un parent même! Un seul être au monde se rattache à moi par les liens du sang et par le souvenir; cet être, c’est l’enfant de la pauvre Barbe. En mourant, elle le déposa dans mes bras, et me dit à l’heure de l’agonie : Oh ! je t’en supplie, mon ami, aime-la toujours!

La voix du colonel était si étouffée en prononçant ces mots, que le lieutenant, par respect pour son émotion, demeura en arrière et se tint silencieusement à quelque distance de lui. Peu de temps après, le colonel ralentit lui-même le pas de son cheval, et attendit son compagnon. Puis, étendant la main en avant, il dit, profondément ému : — Adolphe, si vous posiez la main sur mon cœur, vous sentiriez avec quelle force le sang se précipite dans mes veines. Ne vous étonnez pas, mon cher ami, de ce que mes yeux se remplissent de