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habile à détacher de vivantes figures, un sentiment scrupuleux de la méthode, une parfaite sobriété de style fondée sur la connaissance approfondie du vrai et l’aversion la plus décidée pour les lieux communs de l’histoire, — voilà les qualités éminentes qui se déclaraient déjà, il y a trente ans, dans les premiers travaux de M. Ranke. L’auteur de la Critique des historiens modernes était encore inconnu de l’Europe ; mais ce brillant début venait de révéler à sa patrie un historien d’élite, et le jeune professeur de Francfort-sur-l’Oder avait conquis sa place à Berlin auprès des maîtres de la science germanique ; le jour n’est pas loin où le nom de M. Ranke prendra rang dans les lettres européennes. C’est le moment où M. Guizot agrandit chaque jour son rôle d’historien philosophe, c’est la période où M. Augustin Thierry, aussi puissant artiste que critique résolu, ressuscite les Saxons d’Harold et les bourgeois de nos communes. Moins élevé que l’historien de la civilisation, moins dramatique et moins nerveux que le peintre de la conquête d’Angleterre, M. Ranke allait bientôt mériter d’être admis au sein de ce groupe illustre. Le premier volume des Princes et Peuples du midi de l’Europe paraissait en 1827.


II.

L’Histoire des Princes et des Peuples du midi de l’Europe aux seizième et dix-septième siècles comprend deux ouvrages distincts renfermés sous ce même titre : le premier est un tableau de l’empire ottoman et de la monarchie espagnole au XVIe siècle ; le second est la peinture de la papauté depuis Luther. En jetant les yeux sur le premier siècle du monde moderne, M. Ranke a été frappé de deux grands faits dont l’Europe méridionale est le théâtre. Ici ce sont deux états qui, cinquante ans plus tôt, avaient acquis une puissance extraordinaire, et qui pesaient d’un poids terrible dans la balance européenne ; laissez s’écouler un siècle, et cette puissance a disparu. Là au contraire, c’est un état religieux qui vient de perdre la moitié de l’empire des âmes ; ébranlée un instant par cette secousse profonde, l’église de saint Pierre se redresse devant le péril, et au moment où les novateurs raillent sa décrépitude, elle déploie les ressources d’une juvénile énergie. Le précoce affaissement de la Turquie et de l’Espagne, le rajeunissement inattendu de la papauté, voilà le tableau de M. Ranke.

On a pu s’étonner de voir ces deux sujets, l’histoire des Ottomans et l’histoire des Espagnols, réunis dans un même volume et formant un ouvrage à part. Si bizarre qu’elle paraisse, cette disposition s’explique sans peine, si l’on songe à l’ordonnance générale du grand tableau dont les écrits de M. Ranke ne sont que de vastes épisodes.