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Le front penché et regardant le parquet, le colonel demeurait immobile sur son siège.

Le jeune homme poursuivit :

« J’essayai encore, sur un conseil d’ami, un violent moyen de guérison. Je bus à longs traits de l’eau-de-vie et tombai ivre-mort sur le sol... Rien, rien n’y faisait : son image était toujours devant mes yeux égarés! Un jour, je ne l’oublierai jamais, un jour, je traversais à pas lents la place de Meir, lorsque je la vis passer rapidement dans une voiture. Son regard, en passant, me frappa comme une flèche; mon cœur se brisa dans ma poitrine, je tombai de mon haut sur le pavé. Cependant je pus me relever bientôt et aller cacher mon émotion dans la solitude. Le soir, j’allai me coucher sur une voiture. Mon front était brûlant de fièvre; dans mon égarement, je me jetai à bas de la voiture, mon crâne alla frapper la pierre, un torrent de sang s’échappa de la plaie... Une pauvre femme m’a recueilli dans sa mansarde; elle m’a soigné comme une mère; ma vie lui est consacrée désormais. Son affection sans bornes a trouvé le chemin de mon cœur, et elle a pris place à côté de l’image qui m’obsédait. Il m’est possible maintenant de reconquérir ma liberté; je dois vivre pour aimer ma nouvelle mère et la récompenser de ce qu’elle a fait pour moi. Fasse Dieu que cette dernière espérance ne soit pas vaine aussi, sinon la tombe fera justice de mon indigne faiblesse ! Demain je ne vous connaîtrai plus, mademoiselle, ni vous, colonel van Milgem. Oubliez aussi celui qui a souffert d’inexprimables douleurs en mémoire de votre fille; je vous tiens quitte, moi, de ce que vous me devez. Pardonnez-moi, pauvre insensé que je suis, les paroles téméraires que j’ai osé prononcer, et vous, mademoiselle, je vous en supplie, souvenez-vous de moi dans vos prières et demandez au ciel qu’il me donne la force de soutenir une dernière lutte contre vous... »

En prononçant ces mots, Jean s’était levé et allait se diriger vers la porte; mais Monique se leva brusquement, rejeta en arrière ses longues boucles de cheveux, essuya les larmes qui remplissaient ses yeux, et, faisant de la main un signe impératif, elle s’écria : — Reste ! reste !

Puis, se jetant à genoux devant son père, elle tendit vers lui des mains suppliantes : — Mon père, dit-elle, pardonnez-moi ! Retenez-le, ou je meurs. Son image à lui flottait aussi dans mes rêves; il est mon frère, mon protecteur, mon bien-aimé ! mon Dieu, il s’en va! Lui seul peut me sauver. Donnez-le-moi! donnez-le-moi! Vous pleurez aussi, vous avez senti tout ce que j’ai souffert, n’est-ce pas ? Oh ! je ne serai qu’à lui, à lui seul, ou à la tombe! Mon père, ne me livrez pas à la mort! Je vivrai, je guérirai, je vous bénirai! Au nom de ma mère morte, donnez-le-moi!