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villes abîmées, je m’en tiens au sens de l’Écriture, sans appeler la physique à mon secours. »

Maintenant nous arrivons à une quatrième ou cinquième hypothèse. Nous la nommerons l’hypothèse philologique : c’est celle d’un homme qui a mérité d’être appelé un miracle d’érudition, mais qui peut-être était prédisposé par de trop nombreuses lectures au paradoxe et à la contradiction; cet homme, c’est le Hollandais Reland. Un beau matin, Reland croit pouvoir démontrer à force de citations, et contrairement à l’opinion générale, que le lac Asphaltite n’occupe pas l’emplacement même de la Pentapole. Il est malheureux pour le succès de cette idée, car autrement elle eût fait fortune, émanant d’un auteur estimé, qu’elle ait choqué l’esprit à la fois ingénieux et exact d’un grand investigateur, Michaëlis. En effet, Michaëlis (d’autres l’avaient fait avant lui s’est posé en adversaire de Reland dans sa dissertation sur la Mer-Morte[1]. Entre autres bonnes raisons, Michaëlis fait remarquer quelle aurait été la folie des fondateurs de la Pentapole, s’ils se fussent avisés de préférer un coin de terre entre les replis brûlans de la montagne à cette plaine de Siddim, si fertile et si bien arrosée, malgré l’ardeur du climat, que quelques commentateurs ont cru que c’était dans cette partie de Chanaan que Dieu avait placé le Paradis terrestre. Malte-Brun avait lu Michaëlis, et cependant, loin d’être touché des solides argumens d’un bon esprit, il incline vers l’opinion de Reland. Or c’est dans la voie tracée par Reland et suivie par Malte-Brun que M. de Saulcy s’est engagé.

Elle n’est donc pas née d’hier seulement, cette question de savoir si la Pentapole est, oui ou non, ensevelie sous les flots du lac Asphaltite ? On pourrait le croire à la lecture du passage suivant : « Sur quoi l’explication qu’on allègue contre mon opinion est-elle appuyée ? Où a-t-on trouvé la catastrophe de la Pentapole racontée de façon à permettre de supposer un seul instant que les villes frappées de la colère céleste ont été englouties au fond du lac ? — Je ne sais quel commentateur aura imaginé un beau jour la faille dont J’ai donné en quelques mots l’analyse. » Assurément on a le droit de parler haut lorsqu’on revient de la Mer-Morte ; mais n’est-ce pas traiter un peu légèrement une opinion qui remonte jusqu’à l’antiquité elle-même, et qui compte parmi ses adhérens des hommes tels que Michaëlis, Rosenmüller et ce Robinson, l’auteur du «meilleur Voyage en Judée, » qui tous comme critiques sont bien supérieurs à Reland ? Or ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’au fond M. de Saulcy n’est pas moins plutoniste que le voyageur américain. Seulement, il prétend limiter les effets de l’éruption qui détruisit la Pentapole à un embrasement. Il n’admet l’action du feu qu’en protestant de toutes ses forces contre celle de l’eau. Si vous demandez en vertu de quelle autorité il tranche nettement une question de géologie dont la difficulté est extrême, il répondra que « les écrits sacrés et profanes sont unanimes pour démontrer que jamais les villes maudites n’ont été englouties dans les eaux du lac. » Mais est-il bien certain que cette unanimité soit telle qu’on nous l’affirme ? On a quelques raisons d’en douter.

Jusqu’à Reland, on avait cru que le passage de la Bible où il est dit « que les

  1. De Natura et origine Maris Mortui. Commentat, societat. reg. scientiar. Goetting, 1758-68.