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cette population même, qui est ce qu’on connaît le plus aujourd’hui de la Russie, il est curieux de voir le mélange singulier de tous les raffinemens, des corruptions de l’Occident et du vieil instinct barbare. Il en résulte un type, que M. Tourghenief n’oublie point : c’est le Russe qui a toute sorte de théories pour l’amélioration du sort des paysans, et qui, un instant après, fait bâtonner son serf pour lui avoir servi son vin trop froid ; qui s’entoure de tous les soins, de tout le luxe de la vie européenne, et qui est obligé, dans une de ses habitations, de coucher sur le foin. Partout éclate la lutte des mœurs et des goûts. Politiquement et socialement, qu’est-ce donc que la Russie, si ce n’est un vaste assemblage d’élémens incohérens ? L’incohérence est dans la diversité des races qui composent cet empire, elle est dans la vie morale des classes. Seulement au-dessus de tout est l’autocratie sans limites d’un homme qui jette un uniforme militaire sur ce corps gigantesque, le fait marcher au pas et lui donne l’apparence d’une société véritablement régulière. La religion, dit-on, est l’unité de cette masse indistincte ; elle est le lien secret de toutes ces incohérences, la force de cette société mal réglée. Soit ; mais il y a ici un fait à considérer, qu’observait récemment un homme qui n’est point ennemi de la Russie, M. de Ficquelmont. La Russie, en face de l’Europe, représente deux choses, l’intolérance religieuse et la confusion de tous les pouvoirs, du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel dans une même main. Sa législation même est l’expression de ces principes ; elle est le fanatisme le plus exalté traduit en lois et en décrets, de telle sorte que si, au point de vue politique et social, la Russie se présente avec son servage étendu à quarante millions d’hommes, avec sa hiérarchie redoutable où disparaît toute indépendance humaine, avec son autocratie maîtresse des corps et des âmes, de la vie et de la conscience, — au point de vue religieux elle personnifie une sorte de mahométisme chrétien, si l’on nous permet cette alliance de mots.

Est-ce là la civilisation qu’on prétend opposer à la civilisation occidentale ? Est-ce à ce titre qu’on représente la Russie comme tenant dans sa main le salut de l’ordre européen, comme seule capable de maintenir et de régénérer l’Occident ? La religion est un levier puissant dans la main de la Russie, on ne saurait le nier ; elle s’en sert en ce moment même pour soulever toutes les populations de l’Orient. Après avoir d’une façon si hautaine dénié tout avenir indépendant aux populations grecques, l’empereur Nicolas leur tend la main par une circulaire récente de M. de Nesselrode, et ainsi les insurrections de l’Épire, de la Thessalie, de la Macédoine, deviennent un des élémens de la guerre actuelle. Le royaume hellénique lui-même semble se laisser aller de plus en plus sur cette dangereuse pente. Dans l’Attique et le Péloponèse, tout est en suspens ; à Athènes, il s’est formé un comité de salut public pour organiser l’agitation et pousser la population vers les frontières. L’église des catholiques a été sur le point d’être envahie le jeudi saint par des bandes fanatiques. Certainement on peut douter que le roi Othon, le voulût-il, puisse dominer cette effervescence de toutes les passions religieuses et nationales, et il est à craindre qu’il ne le veuille pas ; mais alors comment l’Angleterre et la France laisseraient-elles derrière leurs armées et leurs flottes ce foyer d’insurrection permanente ? Il n’est donc point impossible quelles ne soient conduites à prendre des mesures propres à garantir leur sécurité. Le plus triste