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aussi acharnée, eût été certes un exemple de modération unique dans l’histoire ; mais cet exemple ne devait pas être donné. Avant que les propositions de Francfort pussent être connues à Londres, lord Castlereagh avait envoyé à lord Aberdeen des instructions conçues dans un tout autre esprit. En même temps qu’il lui recommandait, par une lettre signée du 13 novembre, de s’opposer à toute suspension d’hostilités pendant les négociations qui pourraient s’ouvrir, il lui expliquait ainsi les vues du gouvernement britannique sur les conditions auxquelles la paix pourrait être conclue :


« Vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’après ce torrent de succès, la nation est disposée à voir avec défaveur tout arrangement qui ne réduirait pas strictement la France dans ses anciennes limites, En fait, la paix avec Bonaparte, quels qu’en soient les termes, ne sera jamais populaire, parce qu’on ne croira jamais qu’il puisse se soumettre à sa destinée ; mais vous comprendrez que nous ne nous laissions pas détourner par de telles opinions de la voie que nous nous sommes tracée… Nous ne sommes nullement disposés à en sortir pour intervenir dans le gouvernement intérieur de la France, quel que pût être notre désir de le voir dans des mains plus pacifiques ; mais, d’un autre côté, ma conviction profonde est que nous ne devons pas encourager nos alliés à bâcler un arrangement imparfait. S’ils veulent absolument le faire, il faudra bien nous y résigner ; seulement il faut, dans ce cas, qu’il soit bien évident que c’est leur œuvre et non la nôtre… Je dois particulièrement vous recommander de fixer votre attention sur Anvers. La destruction de cet arsenal est essentielle à notre sûreté. Le laisser entre les mains de la France, c’est, ou peu s’en faut, nous imposer la nécessité d’un établissement de guerre perpétuel. Après tout ce que nous avons fait pour le continent, nos alliés nous doivent et ils se doivent à eux-mêmes d’éteindre cette source[1] féconde de périls pour eux comme pour nous. Nous ne voulons pas imposer à la France des conditions déshonorantes comme serait la limitation du nombre de ses vaisseaux, mais il ne faut pas la laisser en possession d’Anvers. C’est là un point que vous devez considérer comme essentiel par-dessus tous les autres en ce qui concerne les intérêts britanniques. »


Toute la politique de l’Angleterre est dans ce peu de lignes, écrites avec l’abandon d’une communication confidentielle : on n’ose pas encore penser à détrôner Napoléon, bien qu’on en ait le plus grand désir ; on ne regardera comme une paix vraiment satisfaisante que celle qui enlèvera à la France toutes ses conquêtes ; enfin on ne consentira à aucun prix à lui laisser Anvers, dont le port entre ses mains menacerait la suprématie maritime de l’Angleterre.

Il est aisé de concevoir l’impression que firent sur des esprits ainsi disposés les propositions de Francfort, qui précisément laissaient

  1. Cette impropriété de métaphore est un trait caractéristique du style de lord Castlereagh.