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on y trouvera sans doute ces qualités précieuses ; ce qui manque, c’est la vivante peinture de ce Frédéric II qui joignait de si mesquines pensées aux vertus d’un fondateur d’empire. C’est surtout dans un tel sujet que les descriptions abstraites ne suffisent pas. Je pénètre bien les desseins du monarque, j’assiste à ses batailles, je comprends la grandeur inattendue conférée à la Prusse, je vois cette maison de Brandebourg prendre victorieusement, au nom du protestantisme du nord, le rôle souverain que la Suède avait essayé de se donner au XVIIe siècle ; mais où est l’âme puissante qui remplit toute la monarchie prussienne ? Où est ce Frédéric II qui communique partout sa verve et son ardeur ? En présence d’une transformation si profonde, le lecteur reste froid ; nous écoutons avec fruit une dissertation ingénieuse : nous ne voyons pas assez l’adversaire de l’Autriche introniser vaillamment son Jeune peuple au sein de la vieille Europe.

Averti par le peu de succès d’un ouvrage où il avait montré cependant une vive intelligence politique, M. Ranke est revenu avec amour à ce XVIe et à ce XVIIe siècle qui sont comme la patrie de sa pensée. Il avait étudié le rôle de la Turquie, de l’Espagne, de l’Italie et de l’empire pendant cette tumultueuse période ; la France vient de l’attirer à son tour. Quel est le grand fait qui domine l’histoire de France de François Ier à Louis XIV ? M. Ranke le signale avec précision : c’est l’établissement d’une monarchie inconnue jusque-là chez les nations germaniques et romanes.

On a dit souvent que la France a le privilège de conduire le monde ; l’historien allemand nous en rend témoignage, et il apporte à l’appui de ce privilège des considérations toutes nouvelles. — L’office de la France, s’écrie-t-il, est de briser d’époque en époque les lois fondamentales de la vie européenne, de changer de fond en comble les institutions, les formes, les principes qu’elle avait le plus contribué naguère à faire prévaloir autour d’elle. Quel autre peuple a donné au système féodal une organisation plus brillante ? Où a-t-on vu ailleurs une plus libre extension de la puissance monastique ? Quelle nation a pris une part plus glorieuse aux croisades ? Eh bien ! c’est la France de Hugues Capet qui porte les premiers coups à la féodalité ; c’est la France de saint Bernard qui renverse le pouvoir politique des ordres religieux ; c’est la France de Godefroy de Bouillon et de saint Louis qui ose la première s’allier avec les Ottomans. — Il y avait dans cette France du moyen âge le plus noble modèle de cette monarchie romano-germanique dont M. Ranke a parlé souvent en si magnifiques termes, monarchie patriarcale, magistrature chrétienne, âme de la patrie où tous se sentaient vivre. Au XVIe et au XVIIe siècle, cette monarchie se transforme, ou plutôt, poussant à bout son principe, elle va devenir une royauté absolue et absorber en elle toutes les