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honneurs de la soirée. Rossini, en veine d’arrangemens, remania ensuite sa Malilda di Shabran, naguère si outrageusement conspuée à Rome, et qui, sous le nom de Corradino, reprit la scène avec des chances moins défavorables. On donna aussi l’Elisabetta, où Mme Rossini s’éleva comme actrice à la hauteur des plus célèbres modèles ; puis vint la Gazza Ladra et enfin Ricciardo e Zoraïde, retouché pour la circonstance et réduit en un acte.

Ce soir-là, et après la représentation, Rossini donnait un souper en l’honneur de sa femme, dont c’était la fête. « J’ai vu dans ma chambre, et j’aurais vu dans mon antichambre, si j’en avais eu, la plupart des amateurs riches d’Italie, qui finissent toujours par se faire entrepreneurs de spectacle par amour pour quelque prima donna ; j’ai changé de villes et d’amis trois fois par an pendant toute ma vie, et, grâce à mon nom, partout j’ai été présenté, intime avec tout ce qui en valait la peine, vingt-quatre heures après mon arrivée quelque part. » Ces paroles attribuées au grand maître indiquent d’elles-mêmes de quel monde se composait la réunion. Au premier rang des prétentions de l’auteur d’Otello et de Mosè, il en est une dont il s’honore presque à l’égal de son génie musical : c’est de passer pour l’un des plus fins appréciateurs qu’il y ait des choses de la table ; ses convives pouvaient donc s’en fier à lui de l’ordonnance du festin. La séance gastronomique allait son cours, les plats se succédaient comme chez Lucullus, les vins de Hongrie et de France coloraient le cristal de Bohême de cette teinte ambrée ou purpurine qui fascine l’œil du buveur, lorsque tout à coup, au milieu du cliquetis des conversations et des verres, s’élève cette rumeur confuse et profonde qui sort de la foule agglomérée. On s’informe, les domestiques ouvrent les fenêtres, on va voir au balcon : c’était bien en effet un rassemblement compacte, houleux, énorme ; deux ou trois mille individus, leurrés par des promesses mensongères, attendaient là je ne sais quelle sérénade fantastique dont le bruit s’était répandu dans Vienne. Grande fut au premier moment la perplexité de Rossini, qui, sachant à n’en pas douter qu’on ne lui destinait aucune surprise de ce genre, craignit que le désappointement de tous ces braves gens ne se changeât à la longue en une véritable émeute ; mais bah ! les esprits d’un vol tel que le sien ont toujours eu pour se tirer d’embarras quelque expédient de réserve. « Il ne sera point dit, s’écria Rossini, que tant de braves gens seront venus pour rien, et puisque c’est un concert qu’ils attendent, eh bien ! messieurs, nous allons leur en donner un. » Aussitôt dit, aussitôt fait ; on traîne le piano sur le balcon, et le maestro, sa serviette à la boutonnière, commence la ritournelle d’une scène d’Elisabetta que sa femme exécute. Les applaudissemens et les houras éclatent : Vica ! Viva ! sia benedetto ! ancora, ancora !