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inspirations du génie. Pompe hiératique, terreur, mystérieux pressentimens d’un monde surnaturel, il y a tous les élémens du drame dans ce magnifique intermède, et vous ressentez, en présence de cette évocation du fantôme de Ninus, l’épouvante sacrée dont fut pris Horatio sur la plate-forme de la citadelle d’Elseneur. Pourquoi faut-il qu’un esprit capable de s’élever à de si hautes conceptions néglige de s’y maintenir, et que, sautant d’une enjambée en dehors du sublime, il aille comme à plaisir s’embourber dans l’ornière ?

Les ressources techniques, les réminiscences, le remplissage, voilà les grands écueils de cette imagination insouciante. Tout Italien qu’il soit, comptez que jamais la couleur d’un sujet n’échappe à Rossini ; il l’a prouvé dans Otello, dans Mosè, dans la Semiramide. Seulement la nature hâtive de son génie ne lui permet pas de porter sur tous les points une égale sollicitude. Avec lui, un opéra se compose de trois ou quatre morceaux, le reste appartient au copiste et se rejoint comme il peut. Prenez le troisième acte d’Otello, l’introduction, le finale et la prière de Mosè, le finale de la Semiramide et la scène d’Assur au second acte, et vous retrouverez dans ces fragmens la vie et la couleur poétique du sujet. Rossini est toujours au niveau de l’idée qu’il traite, mais, par suite des conditions sous l’empire desquelles il compose, le sentiment et la couleur du sujet, au lieu de circuler dans toutes les parties de l’ouvrage, se concentrent sur un ou deux points. Si l’on pouvait appliquer l’appareil de Marsh aux œuvres de l’intelligence et qu’on soumit à cette analyse le premier acte d’Otello par exemple, on n’y saisirait pas trace du romantisme shakspearien, tandis qu’au contraire il n’est pas une mesure, pas une note de Don Juan, de Freyschütz et d’Euryanthe, qui, si vous opériez sur elle par ce procédé chimique, ne montrât aussitôt qu’elle renferme une parcelle quelconque de la substance élémentaire du sujet. C’est pourquoi bien des gens se demandaient à cette époque comment il se faisait qu’une organisation aussi splendidement douée n’eût point encore pris à tâche de rassembler ses facultés dans une œuvre une et complète, monument de sa liberté et de sa force créatrice et qui subsisterait par sa propre valeur sans demander à la bravoure individuelle de tel ou tel virtuose des conditions d’applaudissemens ou de succès. Rien en effet de moins durable que ces beautés de rencontre qu’on doit à la personnalité d’un chanteur et qui passent avec les dons physiques de l’interprète qui les inspira ; mais patience ! Cette œuvre avait d’avance son heure marquée dans la carrière du grand maître ; il était écrit qu’elle s’appellerait Guillaume Tell et serait le produit de son séjour en France.


HENRI BLAZE DE BURY.