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des pages d’une haute éloquence. Je verrais disparaître sans regret ce qu’il dit de la Cyropédie, car le génie de Xénophon n’a rien à démêler avec le génie de Jean-Jacques Rousseau, et je sacrifierais même sans hésiter les citations empruntées à Scévole de Sainte-Marthe. C’est un luxe d’érudition très inutile en pareille matière. Remercions toutefois M. Villemain d’avoir jugé l’Emile en si bons termes, avec une telle liberté d’esprit.

Le Sage, dans l’enceinte de la Sorbonne, n’était pas un sujet moins périlleux que Jean-Jacques Rousseau. Gil Blas est un roman où se trouvent représentées toutes les conditions de la vie humaine, tantôt sous une forme ingénieuse, tantôt avec crudité. Est-ce une raison pour éviter l’analyse d’une si vaste composition ? Je n’attendais pas, je ne devais pas attendre du professeur en Sorbonne une argumentation sur la vie des comédiennes : c’eût été me montrer trop exigeant, bien que les comédiennes aient fourni à Le Sage quelques-uns de ses meilleurs chapitres ; mais l’archevêque de Grenade, mais le docteur Sangrado, avaient au moins droit à une mention. La colère du père Isla qui revendique pour l’Espagne la propriété de Gil Blas et ne veut pas qu’on se moque de son pays est fort plaisante sans doute ; cependant l’étude approfondie de Gil Blas nous eût intéressés plus vivement que la colère du père Isla. Quand on se trouve en face d’un génie aussi heureux, aussi fécond, aussi varié que celui de Le Sage, il n’est pas permis d’esquisser sa pensée au lieu d’en arrêter tous les contours. C’est pourtant ce que M. Villemain a cru pouvoir faire, et pour ma part je le regrette sincèrement, car Le Sage est à mes yeux, après Molière, le plus grand peintre de mœurs que possède notre pays. Ce qui assure son immortalité, c’est qu’à l’exemple de Molière il n’aborde pas seulement la vérité par le côté local et passager, mais bien aussi par le côté universel et permanent. Un tel peintre méritait bien l’honneur d’un jugement longuement motivé.

Manon Lescaut, sujet aussi périlleux que Gil Blas et que la Nouvelle Héloïse, a suggéré à M. Villemain plus d’une réflexion ingénieuse et vraie. S’il faut pourtant dire toute ma pensée, j’avouerai que Manon et Desgrieux pouvaient prétendre à quelque chose de plus. Il y a en effet dans ce roman un accent de vérité, une ardeur de passion qui domine toutes les querelles d’école. L’héroïne n’est pas d’une condition très relevée, elle s’avilit souvent, et cependant, tout en condamnant l’entraînement de Desgrieux, il n’y a pas un lecteur qui ne soit forcé de le plaindre. Pourquoi ? c’est que Manon, malgré son avilissement, malgré sa dégradation, dans la fange même où elle est tombée, retrouve pour Desgrieux des paroles de tendresse et de dévouement. C’est un spectacle navrant, mais un spectacle