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Marino Cavalli, cette décision de l’éloquent ministre était une sanction éclatante des découvertes de M. Ranke.

Certes, tous ces détails le prouvent, la gloire de l’érudit est grande chez M. Ranke. On sait ce qu’est la science bibliographique de nos jours ; au milieu des documens amassés par un zèle souvent plus empressé qu’habile, quel mérite de savoir choisir ! Quelle bonne fortune de découvrir une veine si précieuse et si riche ! Je crois pourtant que ce rare mérite de l’érudit le cède encore chez M. Ranke aux nobles inspirations du penseur qui a si bien compris l’unité des nations germaniques et romanes, qui a fait de toutes ces histoires particulières une même histoire où la société chrétienne se déploie avec la libre variété de ses instincts. Quand on voit un docte historien littéraire, un âpre et véhément publiciste, M. Gervinus, dans son Introduction à l’Histoire du dix-neuvième siècle, opposer d’une façon si hautaine les races germaniques aux races romanes et flatter de vulgaires passions en dénigrant la France et son génie, on sent mieux l’originalité de M. Ranke, on sent avec plus de reconnaissance et de respect tout ce que sa philosophie renferme de bienfaisant. Que M. Ranke poursuive sa tâche, qu’il achève de peindre le travail commun de la société germanique et romane, qu’il continue par là de réunir ces nations si longtemps divisées et que d’imprudentes rancunes voudraient séparer encore. Faut-il donc tant de clairvoyance aujourd’hui pour signaler la race jeune et avide qui grandit dans les steppes du nord, et qui, entraînée par un mystérieux destin, semble menacer déjà la civilisation occidentale ? C’est surtout en Prusse, au centre même de l’orgueil teutonique, qu’une telle prédication est nécessaire. Il y a un an à peine, séduit par la bienveillante impartialité de l’historien des papes, le gouvernement de la Bavière a offert à M. Ranke une chaire à l’université de Munich ; M. Ranke a refusé, nous l’en félicitons. Sa place est à Berlin ; c’est à Berlin qu’il peut exercer l’influence la plus heureuse, dissiper le plus de préjugés et de haines, travailler le plus efficacement à l’union de la pensée allemande et de l’esprit néo-latin. Pour obtenir ce résultat, il n’a qu’à terminer la lumineuse peinture du monde moderne, telle que son intelligence l’a conçue. M. Ranke ne se propose pas une action immédiate ; on ne surprend chez lui aucune ambition dogmatique : c’est la tradition même de l’Europe qui prend une voix, c’est le passé qui se lève, qui vit, qui parle ; mais ce passé est expliqué avec une sympathie profondément humaine, et l’écrivain qui raconte ainsi l’histoire peut s’approprier sans crainte les fières paroles de Salluste aux consuls et aux tribuns de son temps : « La chose publique profitera plus de mes loisirs que de votre activité. »


Saint-René Taillandier.