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Ajoutons que cet exilé, homme à tendances atrabilaires, prosaïques, à ce qu’il m’a paru, me résumait en ces mots les jouissances culinaires et sociales de la vie de Damas : bœuf inconnu, beurre idem, pain immangeable, et pas une femme qui parle chrétien !

Encore un mot sur les Alhambras damasquins : je me trouvais un jour en visite chez un digne musulman; les premières paroles de bienvenue avaient été échangées, le café servi, et les chiboukhs tenaient fort convenablement lieu et place de conversation, quand un craquement, suivi d’un bruit épouvantable, se fit entendre, la maison trembla sur sa base, et, croyant à un tremblement de terre, je portai instinctivement les mains à ma tête. Mon hôte resta impassible, c’est à peine s’il daigna interroger du regard un serviteur consterné qui apparut quelques instans après à la porte d’entrée, et annonça d’une voix tremblante, comme me l’apprit mon interprète, que la moitié de la maison venait de s’écrouler. Bismillah (Dieu est grand), dit mon hôte, et il lâcha coup sur coup d’énormes bouffées de fumée. On doit penser que je ne prolongeai pas longtemps ma visite, pensant avec justice que le fatalisme de l’Osmanli faisait par trop bon marché, sinon de ses os, du moins des miens.

Les jardins, la campagne de Damas ne sont pas au-dessous de leur réputation, et quelques travaux de route peu dispendieux en feraient une véritable merveille; partout des ruisseaux, des arbres gigantesques, une végétation puissante : des noyers monstres, des forêts de pêchers, d’abricotiers, qui, au jour de la floraison, sont d’un aspect enchanteur; puis des champs de trèfle, de luzerne, de blé, de chanvre, mais pas un bananier, un palmier; rien ne vous annonce le désert qui est à l’horizon, et vous vous croiriez dans un des plus fertiles districts de la Normandie, si des turbans pittoresques et des tuniques éclatantes ne remplaçaient pas comme costume villageois la blouse bleue et le bonnet de coton.

La campagne de Damas est peu connue des voyageurs européens, qui, croyant aux on dit, ne s’y aventurent que bien armés et sous bonne escorte. Ce sont là précautions inutiles et mauvaise renommée imméritée aujourd’hui, car les habitudes de la population turque ont bien changé pendant ces dernières années. Il y a vingt ans, un Européen n’osait pas entrer en costume dans la ville sainte, et les chrétiens y étaient sujets à des insultes continuelles : aujourd’hui le paletot se montre sans danger en plein bazar, les chrétiens ont des églises, font des processions dans les rues, mais ils n’en ont pas moins conservé la conviction qu’ils sont aussi persécutés que l’étaient leurs pères aux temps de Dioclétien ou des premiers califes. De là des récits effrayans, et les plus expresses recommandations aux voyageurs de ne point s’aventurer dans ce dangereux éden sous peine de mort, de captivité, ou tout au moins de bastonnade. C’est