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part exposée de gaieté de cœur par les vues personnelles de la Russie aux dangers révolutionnaires, — de l’autre exploitée par la Russie, qui se sert de ces dangers mêmes pour gagner la coopération des forces conservatrices de l’Europe à l’accomplissement de ses desseins particuliers !

Tel était le jeu que la Russie s’apprêtait encore à recommencer vis-à-vis de l’Autriche et de l’Allemagne, le double mensonge dans lequel elle espérait les enlacer. La décision de l’Autriche a rompu les mailles de cet artificieux réseau de servitude. En prenant le parti qui lui rend sa liberté et sa puissance, l’Autriche a lié en même temps à sa conservation les intérêts et les forces de l’Europe. Il est impossible que les esprits les plus prévenus autrefois contre l’Autriche ne soient point frappés de ce qui se passe sous nos yeux. Jamais l’utilité, la nécessité de cette combinaison politique que l’on appelle l’empire autrichien n’avait été démontrée avec plus d’éclat par les événemens. Supposez que le lien qui attache en un faisceau les élémens divers de races et de langues dont se compose l’empire autrichien fût brisé, où trouveriez-vous aujourd’hui cette force militaire organisée qui va opposer à la Russie une invincible barrière ? Vous n’auriez à la place que des Magyars, des Slaves, des Allemands, des tronçons de peuples divisés, probablement ennemis les uns des autres, une anarchie de nationalités à travers laquelle la Russie pénétrerait sans obstacle, et où elle recruterait sans doute des auxiliaires : c’est alors que sur ce vaste territoire les masses russes n’auraient plus en face d’elles que des talons d’Achille. En présence de cette guerre terrible et séculaire, de cette nouvelle monarchie universelle dont on nous menace au nom du grand empire d’Orient gréco-russe, l’existence de l’Autriche est donc un fait providentiel. Unie à la Russie, l’Autriche manquerait à sa mission, perdrait sa raison d’être, et, déchirée par les insurrections intérieures, irait s’engloutir par lambeaux dans l’empire gréco-russe. Unie à l’Occident, elle rajeunit par les services qu’elle rend à l’Europe la légitimité de sa puissance. Du même coup elle assure la préservation de l’Europe et se fortifie du concours de tous les intérêts politiques liés à son existence. Là est pour l’Autriche la vraie politique conservatrice. Si la Russie aux abois cherche ses libérateurs chez les rouges et tente en Italie et en Hongrie le travail qu’elle a essayé en Grèce, si elle réserve à notre temps ce scandale inouï de la coalition des deux principes les plus contraires et les plus outrés qui se disputent le monde moderne, à la réprobation morale que soulèvera une pareille entreprise et aux éclatans échecs qui l’attendent, elle verra bientôt à ses propres dépens que l’Autriche a pris le bon parti.


EUGENE FORCADE.