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le fond du répertoire, et lui, campé là-haut dans la dunette, à peine s’il s’apercevait que le vent ne soufflait plus en poupe à son navire. Vivre dans le temple des dieux rivaux, respirer jour et nuit l’atmosphère de leurs succès, j’en pourrais nommer plus d’un qui serait mort d’envie à pareil jeu. Lui au contraire, il paraissait s’y délecter, et s’y roulait comme la salamandre dans la flamme. Quiconque fréquentait le Théâtre-Italien à cette époque se souviendra d’y avoir rencontré mainte fois dans les corridors, entre dix et onze heures, un homme d’embonpoint modéré, au front calme et serein, à l’œil doux et pénétrant, à la physionomie souriante, au geste naturellement familier, et qu’on reconnaissait en général à sa mise assez peu correcte et à l’ampleur de sa redingote, qu’il promenait imperturbablement parmi les habits noirs : — cet homme, c’était Rossini. De ce qui se passait sur le théâtre et dans la salle, il ne voulait pas même se douter, et lorsque d’aventure une bouffée mélodieuse lui arrivait par quelque porte entrebâillée, il eût été fort en peine de vous dire si c’était d’Otello ou des Puritains que venait ce souffle-là. Comme le genre de cellule qu’il habitait ne se prêtait guère aux réceptions, quand il lui plaisait de voir du monde il descendait au foyer, où son premier soin était de se garder des sots, qu’il fuyait d’ailleurs partout comme la peste. Lorsqu’il ne trouvait pas dans la cohue des allans et venans une conversation en harmonie avec son humeur et capable de le divertir pour le reste de la soirée, il allait, en bon prince qui s’encanaille, s’asseoir sur quelque banquette à côté d’une ouvreuse ; toutes le connaissaient et se faisaient un plaisir de lui conter la petite chronique de ces galans boudoirs dont elles ont la clé : commérages de soubrettes que le joyeux maestro goûtait fort. Un soir, Mlle Judith Grisi, qui d’ailleurs avait la vue très basse, passait devant lui sans le remarquer ; Rossini l’appelle, et l’aimable cantatrice s’étant retournée avec une certaine hésitation : « Ah ! pardon, cher maître ! lui dit-elle ; je vous avais pris pour un domestique ! » (Vi prendeva per un servitore.) Du reste ces privautés dans les façons et le langage, dont on s’étonnerait chez d’autres, ici n’ont rien qui doive choquer. Un Italien qui vaque à ce qui l’amuse ne croit point pour cela se déclasser. Je doute qu’il y ait à Paris, et même à Naples, un cuisinier capable de faire le macaroni comme le frère du duc de C…, ce qui n’empêche pas ce gentilhomme d’être un très grand seigneur.


IX. – RETOUR EN ITALIE. – BOLOGNE ET FLORENCE.

Un beau jour cependant, Rossini s’ennuya de la France, et quitta Paris pour s’en aller habiter son palais de Bologne. Sa santé, dont il