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Je viens de dire les motifs qui semblaient devoir engager le nouveau gouvernement français à seconder la politique de l’empereur Alexandre. Ces motifs étaient puisés dans les intérêts permanens du pays. Des passions et des intérêts personnels, s’appuyant sur des combinaisons qui avaient pour le moment une certaine valeur, l’emportèrent dans les conseils de la couronne. Une véritable antipathie s’était élevée entre Louis XVIII et le monarque russe pendant le séjour que les alliés avaient fait à Paris. Le petit-fils, le successeur de Louis XIV, en qui l’orgueil royal existait au plus haut degré, n’avait pu s’habituer à la supériorité de position que les circonstances avaient donnée au souverain d’un empire à peine compté, un siècle auparavant, parmi les états européens. Il avait été profondément blessé de le voir, au sein même de la France, s’ériger en protecteur, non-seulement des idées et des institutions libérales, mais de tous les intérêts créés par la révolution, des hommes qui en étaient sortis, et les égards mêmes qu’il avait fallu avoir jusqu’à un certain point pour ce patronage n’avaient pu qu’irriter le mécontentement du roi. La politique aventureuse et tranchante de la Russie et de la Prusse, de ces deux monarchies d’une origine si nouvelle, le mépris qu’elles semblaient faire des anciennes traditions contre lesquelles leur grandeur récente était une protestation vivante, choquaient naturellement les instincts et les habitudes d’esprit d’un prince assis sur le plus ancien trône de l’Europe, et dont les ancêtres avaient tenu le premier rang parmi les rois. Autant il se sentait de répugnance pour les allures hardies et compromettantes de ceux qu’il regardait en quelque sorte comme des parvenus, autant au contraire il se trouvait à l’aise dans ses rapports avec les gouvernemens de l’Angleterre et de l’Autriche, de ces deux antiques puissances qui, depuis des siècles, comptaient comme la France parmi les élémens principaux de la société européenne, et s’étaient habituées, dans les plus grands écarts de leur ambition, à respecter les bases essentielles, les formes, les souvenirs traditionnels d’un ordre de choses auquel leur existence était étroitement liée. Je pourrais ajouter que l’Angleterre avait aux yeux de Louis XVIII le mérite particulier de n’avoir jamais reconnu l’empire napoléonien et d’avoir donné un généreux asile à la famille royale à l’époque où celle-ci s’était vue renvoyer du continent européen, et où la Russie s’était unie à l’empereur des Français par une étroite alliance.

Pour triompher immédiatement de ces souvenirs et de ces répugnances, Louis XVIII aurait eu besoin non-seulement d’un sens politique très énergique et très éclairé, mais d’une élévation de caractère que la nature ne lui avait pas départie, et ce n’était pas son ministre des affaires étrangères qui pouvait le mettre en garde contre