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il n’y eut rien de plus inique. Apres tant de travaux accomplis, tant de fidélité, tant de sacrifices à mes concitoyens, qui certainement, après Dieu, me doivent leur vie et leur salut, emporterai-je cette injuste récompense ?… il est beau, quand on a fait le bien, d’oublier le mal. J’entends et je consens, pourvu qu’après ma mort cette tache ne reste pas sur mon nom, ce qu’il est difficile d’espérer,… mais après tout je m’en remets au Christ ;… en cela, je me réjouis et je célèbre au fond de l’âme dans une louange éternelle mon Dieu et mon père.

« Je donnerais volontiers un avis, s’il y avait place pour un sage conseil ; mais je préfère m’abstenir, de peur d’embarrasser en intervenant. Présent ou absent, je servirai toujours l’église ; mais, je l’avoue, mon esprit a été plus troublé qu’il ne fallait ; peut-être suis-je en proie à une juste Némésis. Pourtant je me calmerai si je puis, et j’invoquerai le nom de Dieu.

« Les affaires publiques m’inquiètent encore, mais par d’autres raisons qu’auparavant. La sollicitude ne va pas jusqu’à troubler la tranquillité de l’âme. Je me repose dans le jugement de Dieu, je me recueille dans son sein ; chose qui ne m’avait pas été possible jusqu’à ce moment. Ainsi ceux qui ont voulu me nuire m’ont rendu en réalité un immense service. »


Marnix était de ces hommes qui pour agir n’ont nul besoin d’espérer. Toujours prêts, même sans croire au succès, ils vont tête baissée où sont la vérité et la justice. Quand tout est perdu, eux seuls ne connaissent ni découragement, ni désenchantement ; ils font entrer leur Dieu où d’autres mettent l’intrigue. Leur politique, très terrestre, très sensée, est pourtant au plus haut des cieux ; les hommes sont impuissans à l’abattre. L’originalité de Marnix, c’est qu’à cette élévation il joignait le sens du monde le plus pratique, le plus délié, et je crois reconnaître l’empreinte de tout cela dans son portrait popularisé par les gravures du temps : une longue et vigoureuse figure, le front vaste et serein ; sous des sourcils profondément arqués, de grands yeux noirs, épanouis, amoureux de lumière, d’où partent en même temps l’austérité et le sourire ; des traits forts, des cheveux ondulés et touffus ; une bouche prête à parler qui se contient sous d’épaisses moustaches ; le menton effilé en pointe et perdu dans les plis de sa fraise ; en tout, un singulier contraste de qualités fines et robustes ; de la fixité et de la grâce, de l’audace et de la mesure, de la résolution et de la discrétion. On peut hésiter entre un homme d’état, un homme d’église, un philosophe et un poète ; mais c’est la volonté qui domine.

Dans l’isolement de West-Soubourg, il entretenait une correspondance fréquente avec ses amis. C’était Vulcanus, le plus savant homme de Bruges, précepteur de son fils unique[1], qui devait être tué à la fleur de l’âge dans les rangs des confédérés[2] ; c’étaient Joseph Scaliger, Juste-Lipse, qu’il avait attirés à l’université de

  1. Tibique meum filium unicum unicè commendatum habeto. Epist. select.
  2. Reidani Annales, p. 217.