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mal présumer de son caractère, et la prébende future faisait les doux yeux à quelque autre de ses sages confrères. Aussi, quoique sa vie ait été bien heureuse et qu’il se soit nommé lui-même l’honneste fortuné, pourtant il nous dira un jour, dans un moment de joyeux dépit :

Car pour repos j’ay eu foulure.
Pour le beau temps j’ay eu greslure,
Pour provision des sornettes
Au lieu de faisans, alouettes,
Pour chariots branlans brouettes.

Ce fut sans doute à la suite de quelque prodigieux ébattement qui avait fait froncer les sourcils à messieurs du chapitre, que Coquillart, par esprit de pénitence et pour rattraper le terrain perdu, entreprit la traduction de la Guerre des Juifs de Flavius Josèpbe. Cette histoire, qu’il commença à traduire le 12 octobre 1460, en la trente-neuvième année de son âge, traite le même sujet que ce mystère : la Vengeance de Notre-Seigneur, que nous sommes tenté de lui attribuer, c’est-à-dire la prise et la destruction de Jérusalem par les Romains.

Je n’ose pas me fier au portrait que donne de l’auteur une des vignettes du manuscrit que nous possédons. La richesse de l’appartement et des habits prouve que cette image est une œuvre d’imagination. Dans cette figure creusée, grave, longue et paisible, dans ces pommettes saillantes, dans cette bouche large, à laquelle les lèvres abaissées aux deux extrémités donnent un si profond caractère d’amertume, je ne puis voir la tête de Coquillart. C’est plutôt le masque de la réflexion, de l’étude et du travail que de la gaieté et de l’observation des choses extérieures. Quoi qu’il en soit, c’était pour lui une chose importante que la traduction de Josèphe ; il y travaillait tous les jours de grand matin sans doute, avant l’heure des affaires, et le samedi, veille de Pâques-FIeuries, le vingt-quatrième jour de mars de l’année 1463, il put, assis sur son grand fauteuil, en dicter les derniers mots à son copiste assis sur un escabeau à ses pieds. « Il était, dit-il, entre six et sept heures du matin. » Je ne sais s’il avait l’intention de faire passer à la postérité cette importante date, mais je suis bien persuadé que cette traduction fit dans la ville un bruit infini, et fut la principale cause de sa fortune ; pourtant, quoiqu’elle soit faite avec naïveté et facilité, il faut bien se garder de voir là rien qui indique le génie original de Coquillart. C’était une sorte de thèse qu’il offrait au jugement du clergé, peut-être une préparation au grade de docteur en décret qu’il voulait acquérir, ou bien une manière de faire sa cour au saint et savant archevêque Jean Juvénal des Ursins, et d’obtenir ainsi quelque droit à la place de procureur de l’archevêché.

Le temps de la littérature n’était pas encore venu pour Coquillart, son ambition n’était pas satisfaite, ni le loisir possible. Les mœurs qui devaient exciter sa verve et irriter son observation n’étaient pas encore assez tranchées ; le monde moderne n’était pas complètement sorti du moyen âge, et la bourgeoisie rémoise avait encore à livrer son grand duel au roi Louis XI avant de se reposer dans le luxe, l’oisiveté et la licence.


C.-D. d’HERICAULT.