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« — Général, répondit le vétéran, voici le fusil que vous m’avez donné vous-même, le canon en est encore excellent, et le chien fait feu comme autrefois ; cela me suffit. Je suis mal vêtu, mais qu’importe ? je ne le suis pas plus mal que les autres, et l’habit ne fait pas l’homme, je pense : avoir des souliers ou non ne fait rien à la chose. Vous voilà, nous tiendrons ferme, et mon pied nu ne reculera pas devant l’ennemi.

« Dœheln ne répliqua pas un mot ; mais il ôta son chapeau par respect pour ces paroles d’un brave. Il lança son cheval vers la compagnie voisine ; il s’arrêta devant le tambour Norde ; c’était un vieillard de quatre-vingt-huit ans : son bras raidi par l’âge n’exécutait plus les roulemens avec agilité ; mais, bien qu’on s’en aperçût quelquefois à la parade, quand le canon grondait, il se tenait bien en ligne. — Camarade, lui dit le général, n’en as-tu pas assez de battre la caisse, et n’y a-t-il pas ici quelque jeune homme pour te remplacer ? — Le vieux brave entendit avec quelque dépit ces paroles : — Général, dit-il, je suis devenu vieux, c’est vrai, et de roucouler comme un enfant, cela m’est difficile ; mais le tout est d’avoir de la force dans le bras. Commandez, comme autrefois Armfelt : En avant, marche, tambour battant ! Et le vieux Norde fera son roulement, pas très vite peut-être, mais dur et ferme !

« Dœheln sourit, et il tendit la main au compagnon du brave Armfelt. Arrivé sur les bords du fleuve, il rencontra les volontaires. Il remarqua dans leurs rangs un jeune homme récemment tiré de la charrue ; son visage était pâle. Dœheln, arrêtant son cheval, lui dit d’un ton brusque : — Qui es-tu, paysan ? N’as-tu point encore appris à mépriser la mort ? Ta joue est pâle comme la neige ; as-tu peur ?

« Le jeune homme se redressa, déchira sa chemise tout usée, et fit voir à nu la blessure qui traversait sa poitrine ; le sang rouge comme la pourpre en jaillit de nouveau. — J’ai reçu cette blessure, général, dans le dernier combat ; j’ai perdu trop de sang, je le crois, et c’est pour cela que mes joues n’ont pas repris leurs couleurs ; cependant je puis encore peut-être compter parmi les braves. J’étais un peu abattu, c’est vrai, mais je vais essayer mes forces : j’en ai retrouvé de nouvelles, général, depuis que je vous ai vu.

« Le fier Doebeln versa une larme. — Eh bien donc ! s’écria-t-il, marchons en avant ! J’en ai vu assez, et le retard peut nuire. La journée sera bonne : ce sera la journée de Dœbeln, et notre moisson est mûre. Allez, monsieur l’aide de camp, courez là-bas, sur la hauteur, traversez la plaine, côtoyez la lisière du bois, parcourez tout le front de l’armée, et commandez partout qu’on se porte en avant. Ce n’est pas ici, c’est un peu plus loin que nous essaierons nos épées : avec une armée comme celle-ci, on peut défier le monde ; on n’attend point l’attaque, on attaque soi-même.

« Sur toute la ligne retentit bientôt ce cri : En avant ! en avant, pour vaincre ou mourir ! La voix du caporal Standar couvre les autres, comme un tonnerre ; le vieux Norde bat du tambour dur et ferme, et le jeune paysan, avec sa poitrine déchirée, marche bravement dans la plaine qu’il arrose de son sang ; à leur tête est Dœbeln, à cheval, l’épée hors du fourreau… - Avant la nuit, les Russes étaient écrasés, Adlercreutz était sauvé, — le chemin lui était ouvert.

« Les bataillons avaient déjà quitté la plaine, mais sur le champ de bataille,