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les pensées de Rousseau dans ce livre ; mais je l’aime pour deux raisons supérieures à toutes les critiques que je pourrai faire.

L’esprit de Jean-Jacques Rousseau habite le monde moral, mais non pas l’autre, qui est au-dessus, a dit M. Joubert dans ses pensées. Je suis presque entièrement de l’avis de M. Joubert. Dans un temps où la morale du monde, n’ayant plus pour contrepoids les graves enseignemens de la religion, était livrée à l’esprit de frivolité et de licence, Rousseau, dans l’Émile, a tâché de donner à ce monde léger et corrompu une morale grave et sérieuse. Sans doute cette morale toute philosophique, qui veut que l’homme ne prenne sa force qu’en lui-même, ne vaut pas la morale chrétienne. En morale, la grande affaire n’est pas de savoir, mais de pouvoir, et nous ne pouvons que par l’assistance de Dieu. N’oublions pas d’ailleurs que le XVIIIe siècle ne professait et ne pratiquait plus la morale chrétienne, mais la morale du monde, et c’est là que Rousseau prenait ses contemporains, tâchant de les mener plus haut. Aussi n’hésité-je pas à le dire : s’il y a quelqu’un parmi nous qui n’ait jamais été gâté par la morale du monde ou plutôt par cette insouciance de toute règle morale, qui fait le fonds de l’esprit mondain, cet élu n’a que faire avec l’ Émile ; ce livre-là n’est pas fait pour lui. Si au contraire beaucoup d’hommes de nos jours vivent dans une sorte d’oubli naïf des règles de la morale, s’ils n’ont ni scrupules ni réflexions qu’ils appliquent jamais à leurs pensées ou à leurs actions, c’est pour les hommes de ce genre qu’est fait l’Émile. Il est fait pour donner l’idée qu’il y a une conduite à tenir au lieu d’un penchant à suivre. C’est le commencement du doute dans la frivolité et dans l’insouciance ; c’est le premier pas vers la vie morale.

Je sais bien que le monde moral qu’habite l’esprit de Rousseau est, comme le dit M. Joubert, tout humain et tout terrestre ; mais comme il y a entre le monde moral et le monde religieux un lien nécessaire, quiconque entre dans le monde moral s’approche du monde religieux ; quiconque commence à croire qu’il y a une règle est tout près de croire qu’il y a un Dieu, et c’est ainsi que, dans l’Émile, nous passons peu à peu du monde moral au monde divin : non que Rousseau nous y fasse entrer, il nous le montre plutôt qu’il ne nous l’ouvre. Songez dans quel moment de l’histoire de l’esprit humain, au milieu de quels oublis et de quels dédains de Dieu il a osé prononcer le sursum corda qui a réveillé les âmes de leur engourdissement. Rousseau a arraché son temps à la routine de l’incrédulité ; tandis que les philosophes du jour s’attachaient à rendre le siècle étonné et honteux de croire, Rousseau s’est efforcé de le rendre étonné et honteux de ne pas croire. Tout croire, quelle absurdité ! disait-on. Ne rien croire, quelle absurdité plus grande