Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 7.djvu/1100

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

piquait au jeu et s’opiniâtrait par vanité. C’était au château d’Épinay, Mme d’Épinay causait avec Rousseau et avec M. de Margency sur la manière dont Linant s’y prenait avec son fils. « Nous approuvions une partie de sa méthode et nous blâmions l’autre. Tout à coup je m’avise de dire : C’est une chose bien difficile que d’élever un enfant. — Je le crois bien, madame, répondit Rousseau ; c’est que les père et mère ne sont pas faits par la nature pour élever, ni les enfans pour être élevés. Ce propos de sa part me pétrifia. -Comment entendez-vous cela ? lui dis-je. Margency, en éclatant de rire, ajouta ce que je n’avais pas osé ajouter : — N’avez-vous pas, lui dit-il, un projet d’éducation dans la tête ? — Il est vrai, répondit Rousseau du même sang-froid. Dans l’état de nature, il n’y a que des besoins auxquels il faut pourvoir, et cela sous peine de mourir de faim, que des ennemis dont il faut se défendre, et cela sous peine d’être tué… Ainsi vous voyez que l’éducation d’un homme sauvage se fait sans qu’on s’en mêla, mais la base de la nôtre n’est pas dans la nature : elle est fondée sur des conventions de société qui sont toutes pour la plupart, bizarres, contradictoires, incompatibles, tantôt avec le goût, les qualités de l’enfant, tantôt avec les vues, l’intérêt, l’état du père. — Mais enfin nous ne sommes pas sauvages, lui dis-je ; bien ou mal, il faut élever. Comment s’y prendre ? — Cela est fort difficile, reprit-il. – Je le savais, lui dis-je ; c’est la première chose que je vous ai dite, et me voilà tout aussi avancée qu’auparavant. — Pour faciliter l’ouvrage, reprit Rousseau, il faudrait commencer par refondre toute la société ; car, sans cette condition, vous serez à tout moment dans le cas, en voulant l’avantage de votre enfant, de lui prescrire dans sa jeunesse une foule de maximes fort sages, d’après lesquelles il reculera au lieu d’avancer. Franchement, jetez les yeux sur tous ceux qui ont fait un grand chemin dans le monde, croyez-vous que ce soit en se conformant aux maximes scrupuleuses de probité qu’ils ont reçues de leurs pères ?… Tenez ! c’est qu’il ne faut pas penser à tirer parti de l’éducation toutes les fois que l’intérêt particulier ne sera pas tellement joint à l’intérêt général qu’il soit presque impossible d’être vicieux sans être châtié et vertueux sans être récompensé, ce qui n’est malheureusement dans aucun lieu du monde… Partant, où l’éducation d’un peuple est mauvaise, celle des particuliers ne peut être bonne, et toute la jeunesse se passe à apprendre des choses qu’il faut oublier dans un âge plus avancé[1]. »

Cette conversation, qui est un résumé piquant et vif du premier livre de l’Émile, nous montre comment Rousseau arrive à l’idée de l’éducation. « Tout est bien, comme il le dit au commencement

  1. Mémoires de madame d’Épinay, t. II, p. 36-38.