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son pays une position tout à fait à part, et qui renouvellerait cette noble influence que la tradition aime à associer à son nom. La grande critique littéraire, cette esthétique dont Goethe reste et demeure le maître glorieux et suprême, qui, pour atteindre à toute sa hauteur, demande autant de puissance qu’en réclame l’invention proprement dite, cette esthétique n’a point eu jusqu’ici de représentant en Angleterre. Nous n’avons pu nous défendre, en lisant les deux volumes de M. Arnold, de croire que là est sa voie, que là serait sa supériorité. L’héritage de Goethe et de Tieck n’est point à dédaigner, et de ce côté le père semble du moins avoir frayé la route au fils. L’auteur de Tristram et Iseult possède une chose infiniment rare chez ses compatriotes, le sentiment de l’art développé à un très haut point. Poète, nous le croyons, il se fourvoie ; critique, il ferait école et rendrait de signalés services à la littérature anglaise. Nous ne voudrions par exemple pas d’autres conseils que les siens pour Alexandre Smith, dont l’exubérance serait menaçante, si l’on ne mettait en ligne de compte sa jeunesse d’abord, sa position sociale ensuite. Pour cet artisan endonjonné, selon sa propre expression, dans un magasin de Glasgow, la mer ne devait pas contenir assez de perles, les entrailles de la terre assez de diamans et d’or. De cette nature expansive qui par toutes les réalités touchait à une barrière, l’excès devenait fatalement la loi intellectuelle. Trop ! voilà sa devise ; on s’en aperçoit bien. « Vous aimez trop les étoiles, dit Violette à Walter. — Moi, j’aime trop les étoiles ! répond-il. Ah ! vous ne savez ce qu’elles sont : vous ne pouvez pas les aimer ! Pour cela il faut habiter de vastes et sombres cités ; enserrés dans leurs ténébreuses profondeurs, les astres vous deviennent plus familiers que les champs. Dans ces villes de trafic, n’étaient les étoiles, je serais athée… La fumée efface le ciel… Je ne découvre nulle trace de Dieu jusqu’à la nuit, et alors, quand toute la cité dort plongée dans les rêves de son avarice, Lui se révèle à moi, et mon cœur se gonfle et bat plein d’une joie solennelle. C’est pour cela que j’aime les astres de la nuit. »

Il ne faudrait pas cependant s’exagérer le contraste existant entre la position d’Alexandre Smith et les connaissances intellectuelles qu’il a pu acquérir. L’éducation en Écosse se répand si généralement parmi le peuple, que n’en pas avoir serait l’exception et la honte. Le commis de boutique, l’ouvrier, le paysan, dans la patrie de Burns, est souvent plus instruit qu’un gentleman anglais, et les soirées de tous ces jeunes gens, dont la vie dépend du travail et qui jamais ne s’en dégoûtent, sont consacrées pour la plupart à la discussion métaphysique, littéraire ou scientifique autour du bol fumant et parfumé du whiskey-toddy (punch au whiskey). La paresse, quelle qu’elle soit, intellectuelle ou corporelle, est le vice pour lequel