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se contente pour sa pensée d’une forme unique, de celle qui lui paraît la plus précise, la plus fidèle, il pourra, il devra plaire à la minorité studieuse : il ne remuera pas la foule. Dans Inès Mendo, dans les Espagnols en Danemark, l’auteur ne tient aucun compte de ces conditions, et je ne songe pas à lui en faire un reproche, puisqu’il ne s’adressait qu’aux lecteurs. S’il eût écrit pour la foule assemblée, j’aime à penser qu’il eût compris la nécessité de ne pas lui offrir la vérité pure, et de ne pas choisir pour sa pensée une forme unique. Malgré ces restrictions, dont chacun appréciera sans peine l’opportunité, je pense que l’éditeur de Clara Gazul occupe dans la littérature dramatique un rang que personne ne peut lui disputer. Les facultés qu’il possède sont de celles que l’étude développe, mais ne donne pas ; les esprits secondaires acquièrent en quelques mois ce qui lui manque, ce qu’il n’a pas cherché.

La Famille Carvqjal, étude effrayante de vérité, ne satisfait pas plus qu’Inès Mendo aux conditions de la scène ; mais il y a dans ce tableau une science que Clara Gazul n’a jamais possédée. Quoique l’art sanctifie tout ce qu’il touche, il ne faudrait pourtant pas souhaiter qu’il essayât souvent ses forces sur de pareils sujets. Tout en admirant la puissance poétique de l’auteur, on se prend à regretter qu’il ait choisi une telle donnée. Quant à la Jacquerie, il est probable qu’elle a été composée avant Inès Mendo. Quand je dis composée, je devrais dire écrite, car c’est plutôt une suite de scènes qu’une composition dans le vrai sens du mot. L’auteur a voulu suppléer au silence de Froissart, et n’affiche pas les prétentions d’un poète dramatique. Il y aurait donc injustice à le juger d’après des lois auxquelles il n’a pas entendu se soumettre. Toutefois, même en oubliant les conditions de la poésie dramatique, il est permis de signaler dans la Jacquerie l’absence d’unité. Sans tenir compte des exigences de la scène, nous pouvons demander à l’auteur pourquoi il a éparpillé l’action au lieu de la concentrer. Le silence de Froissait lui laissait une pleine liberté, et personne n’aurait eu le droit de se plaindre en voyant l’invention intervenir dans la peinture de ce terrible épisode. M. Prosper Mérimée, en écrivant la Jacquerie, a voulu restituer, retrouver ce que Froissart n’avait pas dit. Eh bien ! pour réaliser ce programme, pour rétablir ces pages perdues de notre histoire, il n’était pas hors de propos de chercher l’unité. Dialoguées ou non, toutes les scènes de meurtre et de pillage que nous voyons passer sous nos yeux ne perdraient ni en puissance ni en vérité, si elles étaient ordonnées, si elles occupaient une place nécessaire, et servaient à l’accomplissement d’une volonté préconçue. Bien que chaque scène prise en elle-même se recommande par un accent de vérité, il faut bien reconnaître que ce n’est pas un livre poétique. Sans unité, en effet, il n’y a pas de poésie ;