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essayé de les copier. Malgré son érudition variée, il a toujours su garder un caractère individuel, et j’ajouterai un caractère national, ce qui n’est pas une moindre preuve de sagacité, un moindre sujet d’éloge, et j’espère que personne ne se méprendra sur le sens et la portée de cette dernière parole. Si la famille des grands poètes appartient à toutes les nations, il n’est pas moins vrai que les plus grands génies gardent le cachet du pays où ils se sont développés. Un Anglais qui voudrait se faire Allemand, un Allemand qui voudrait se faire Anglais ne seraient que ridicules ou ignorés. Comparez Manfred et Faust, et vous verrez comment deux esprits de premier ordre comprennent le doute, le désespoir, chacun à sa manière, comment la même pensée se révèle sur les bords du Rhin et sur les bords de la Tamise. M. Prosper Mérimée n’a voulu être ni Espagnol, ni Anglais, et je lui en sais bon gré. Non-seulement à l’heure de l’invention il s’est séparé de ses souvenirs littéraires, mais il a su résister courageusement aux doctrines ambitieuses qui égaraient les esprits de son temps. Non-seulement il s’est abstenu d’imiter Shakspeare, Calderon et l’Arioste, mais il est demeuré fidèle aux traditions de notre littérature. Il n’a jamais perdu de vue la prédilection de nos grands écrivains pour la simplicité, leur aversion pour l’exubérance. Il a toujours traité la parole comme la très humble servante de la pensée, et n’a pas cherché dans le frottement ou dans le choc des mots le moyen d’éblouir la foule, C’est par-là qu’il se sépare de l’école poétique de la restauration. Il y a dans cette école même des esprits éminens qui méritent le même éloge : il nous suffira de nommer M. Alfred de Vigny : mais ces esprits, hélas ! ne formaient qu’une minorité. M. Prosper Mérimée, par la sobriété du style, par le relief qu’il a su donner à tous ses personnages, par la vie qui anime tous ses récits, occupe une place à part dans notre temps : il tient de Voltaire et de Le Sage. La finesse de sa raillerie et la vérité de ses portraits rappellent tour à tour Zadig et Gil Blas ; mais il appartient à son temps par l’analyse et la peinture des passions : au siècle dernier, il n’aurait écrit ni Mateo ni Colomba.


GUSTAVE PLANCHE.