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Un homme énergique et peu scrupuleux, Boris Godounof, gouvernait alors la Russie au nom de Fëdor Ivanovitch, qui l’avait nommé régent de l’empire pour vaquer plus librement lui-même aux soins de son salut. Boris vit le danger, et y porta remède avec son inflexibilité ordinaire. Il fit rendre un ukase qui abolissait la coutume de la Saint-George, et défendait aux paysans de changer de demeure. Désormais ils durent vivre et mourir au lieu où ils étaient nés. C’est de cet ukase, rendu en 1593, que date l’esclavage en Russie.

Il y a grande apparence que ni Boris, ni la noblesse russe, ni les paysans ne comprirent bien nettement d’abord la portée et les conséquences de ce décret. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il fut réprouvé alors aussi bien par la classe des gentilshommes, qui acquéraient ainsi des serfs, que par celle des paysans, qui perdaient leur liberté. Les nobles qui avaient de grandes propriétés, mais éloignées des villages, se trouvaient ruinés faute de pouvoir se procurer des laboureurs ; d’autres, ayant plus de paysans qu’ils n’en pouvaient employer à la culture de leurs terres, se plaignaient qu’on fit peser sur eux une charge intolérable ; enfin les paysans, exaspérés, prirent souvent les armes pour recouvrer leur indépendance. L’histoire russe, au commencement du XVIIe siècle, est toute remplie par les désastreuses conséquences de l’abolition de la Saint-George. Presque partout les terres demeuraient incultes, au point que trois années de famine consécutives désolèrent le centre de l’empire. Les paysans, nouvellement attachés à la glèbe et encore impatiens du joug, accueillaient tout bandit audacieux comme un libérateur, et se mettaient à ses ordres dès qu’il leur promettait le pillage des villes et des châteaux et l’extermination de leurs oppresseurs. La facilité avec laquelle les différens imposteurs qui prirent le nom de Démétrius soulevèrent les populations, l’accroissement prodigieux des républiques cosaques, les armées immenses qu’à plusieurs reprises elles vomirent sur la Pologne, tout atteste l’ébranlement profond de la société en Russie dans les premières années du XVIIe siècle, et les efforts des paysans pour échapper à la servitude. Ils furent vaincus cependant, et par tous leurs excès ils méritèrent de l’être. Quelques écrivains russes, avec le talent particulier à leur nation pour défendre les mauvaises causes, ont essayé de justifier la mémoire de Boris ; ils ont prétendu qu’il n’avait pas voulu que les paysans fussent esclaves, et qu’il s’était borné à leur interdire la vie nomade. Je le veux bien ; mais quelle est la condition de travailleurs libres condamnés à rester sur le sol où ils ont pris naissance, et qu’ils ne peuvent posséder ? Évidemment leur liberté, dont il leur est interdit de faire usage, et qui les condamne à mourir de faim ou bien à accepter le salaire qu’il plaît au propriétaire du sol de leur offrir, leur sera bientôt à charge, la servitude leur paraîtra préférable à l’incertitude de leur position.