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On devine au reste pourquoi M. Gratry ne croit pas en avoir besoin. Son caractère sacré le protège contre des soupçons qu’on n’épargnerait pas à un philosophe. Il y a des choses qu’il peut dire impunément ; sa foi répond pour lui, et c’est le moment de parler de la seconde partie de son livre. On a dû remarquer que la première est essentiellement philosophique : c’est la part de la raison dans son ouvrage, et un pur rationaliste en pourrait signer la métaphysique. Ce n’est pas cependant que M. Gratry s’y arrête au rationalisme ; tout au contraire il le prend en très mauvaise part, et dit souvent que le spiritualiste qui veut s’y tenir retombe tôt ou tard jusque dans des erreurs plus graves que les erreurs de l’esprit. La bonne philosophie n’est pour lui que le commencement de la vérité ; elle donne des ombres divines sans doute, mais des ombres ; elle nous fait voir par reflet ce que nos yeux peuvent contempler directement. La raison est une révélation divine et naturelle, mais elle réclame une révélation surnaturelle. Même pour accepter et comprendre la première, il soutient, parlant en théologien, qu’une certaine grâce (on entend par ce mot un don miraculeux) est nécessaire, et il met du prix à prouver contre les jansénistes, qu’il semble chercher pour adversaires, que même avant la chute, l’homme avait besoin d’un secours surnaturel pour participer à la nature divine, ainsi qu’en mathématiques l’intervention de l’infini est indispensable pour élever à l’unité la somme des termes fractionnaires d’une série convergente. Cette nécessité n’a donc pas cessé de peser sur la race d’Adam, ou plutôt la déchéance primitive n’a pas eu pour effet de la dépouiller de ce glorieux privilège d’une communication nécessaire avec la source éternelle de toute vérité ; mais ici, comme on le voit, de l’ordre de la nature nous entrons dans l’ordre de la grâce, car la théologie ne tient pas la création pour surnaturelle.

En commençant la seconde partie de son ouvrage, M. Gratry passe donc de la philosophie à la religion. Désormais, on le conçoit, la méthode n’est plus la même, quoique le talent soit égal. Il ne s’agit plus de déduire par voie scientifique, mais d’affirmer, en s’adressant tout ensemble à l’expérience, à la conscience, au sentiment et à l’imagination. Aux lumières incomplètes et réfléchies de la raison, la foi, qui est elle-même une grâce, acquise et préparée par la purification de l’âme et de la vie, fait succéder un commencement de vision directe de Dieu, de cette vision qui sera dans sa plénitude la vision des élus. Cette doctrine, qui, par les précautions que l’auteur multiplie en l’exposant, paraît souffrir quelques difficultés théologiques, n’est pas l’objet d’une démonstration proprement dite. Il se contente d’établir que le développement spirituel qu’il promet est possible ou parfaitement conciliable avec les vérités philosophiques, qu’il est désirable et comme réclamé par les inquiétudes de l’âme tant qu’elle en est