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silence une foule d’idées dont le cercle n’est pas fort étendu, il est vrai, mais qui par cela même sont fort arrêtées. Que pourrait-elle faire ? Tout le monde la repousse. Elle accueille donc avec transport l’espoir d’être délivrée un jour par Vladimir de l’oppression dans laquelle on la retient. Cependant ni l’un ni l’autre n’osent se déclarer les sentimens qui les animent et dont personne ne se doute dans la maison. L’auteur indique très finement les rapports secrets qui s’établissent ainsi peu à peu entre deux êtres que le malheur rapproche. Il est probable toutefois que cette situation embarrassante se serait encore prolongée fort longtemps sans un incident imprévu qui vient fort à propos en précipiter le dénoûment.


« Un soir, Élisa Avgoustovna fit inopinément au jeune précepteur la question suivante : — Je gage que vous êtes amoureux ? — À ces mots, le novice rougit jusqu’aux oreilles. — Voyez, reprit la petite vieille, comme je suis perspicace ; voulez-vous maintenant que je vous tire les cartes ? — Le pauvre jeune homme se trouvait exactement dans la position d’un malfaiteur qui, amené devant un juge d’instruction et ignorant jusqu’à quel point la justice est éclairée sur le crime qu’il a commis, craint de se trahir par ses réponses. — Eh bien ! y consentez-vous ? — Avec plaisir, répondit le patient d’une voix tremblante. — La vieille gouvernante ne se le fit pas répéter, elle commença aussitôt le jeu, et son sourire avait quelque chose de diabolique. — Ah ! voilà la dame de vos pensées, elle repose sur votre cœur… Bien, je vous félicite ! Le valet de trèfle,… elle vous paie de retour… Mais qu’est-ce que je vois là ?… Elle n’ose pas vous l’avouer,… ni vous non plus ! Oh ! vous êtes par trop cruel ! pourquoi la laisser languir dans le doute ? qu’attendez-vous ?… — La maudite vieille continua pendant longtemps encore sur ce ton, en jetant de temps à autre sur sa victime un regard pétillant de malignité. Vladimir était au supplice, il ne savait quelle contenance garder, et ne pouvant plus y tenir, il se leva et regagna sa chambre en toute hâte. Rentré chez lui, il se prit à réfléchir aux propos de la vieille gouvernante. Comment avait-elle pu découvrir ce secret qu’il cachait avec tant de soin ? Lioubineka seule pouvait l’en avoir instruite ; mais alors elle l’avait deviné ? elle partageait l’attachement qu’il lui portait ? bonheur inattendu !. Transporté de joie par cette idée, il prit une feuille de papier et se mit en devoir d’exprimer les sentimens qui débordaient de son cœur. Il écrivit un hymne, tout un poème ; il pleurait de joie, et pendant qu’il tenait la plume, les émotions qui l’agitaient étaient comparables aux délices du paradis. Oh ! oui, il n’est point accordé à l’homme de plus grandes jouissances sur la terre, et Il ne sait pas les apprécier. Au lieu de les savourer longuement, il s’y arrêta à peine, les yeux fixés sur l’avenir. »


Dmitri est victime d’un triste quiproquo : ce n’est pas avec Lioubineka, c’est avec la femme du général que la vieille gouvernante cherche à lui ménager un rendez-vous. On devine la surprise du jeune instituteur, on devine les suites de cette triste intrigue. La réception que le général informé de cette affaire fait à Dmitri est un