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multiplier les plaisirs permis ni trop s’appliquer à les rendre agréables pour ôter aux particuliers la tentation d’en chercher de plus dangereux ;… mais dans les petites villes, dans les lieux moins peuplés où les particuliers, toujours sous les yeux du public, sont censeurs nés les uns des autres, il faut suivre des maximes toutes contraires[1]

Quel que soit le soin qu’ait Rousseau de restreindre lui-même la portée de ses réflexions et d’en modérer l’application pour en excuser la rigueur, cependant il condamne absolument le théâtre. Il ne dit pas en effet, prenez-y bien garde, que les spectacles sont un bien partout, excepté pour les petits états ; il dit au contraire que les spectacles sont un mal partout, excepté pour les grands états, et cela parce que les grands états sont eux-mêmes un mal, parce que dans les grandes villes civilisées et corrompues il faut des amusemens pour empêcher les crimes, il faut une pâture réglée aux mauvaises passions, de peur qu’elles ne deviennent furieuses. Nous devons donc traiter la question générale des bons et des mauvais effets du théâtre, puisque c’est cette question générale que Rousseau traite dans sa lettre à d’Alembert.


II.

Cette question est depuis longtemps controversée, et il est curieux de jeter un coup d’œil rapide sur l’histoire de ce débat, ne fût-ce que pour se convaincre du petit nombre d’argumens qui sont à la disposition de l’esprit humain pour défrayer les discussions de ce monde. L’homme ici-bas joue toujours la même pièce avec des gestes différens.

Depuis Platon, qui, n’osant pas attaquer ouvertement la mythologie, se mit à attaquer Homère, les philosophes de l’antiquité sont peu favorables au théâtre. Cicéron, dans les Tusculanes, se moque de la prétention que la comédie avait déjà de son temps d’être une école de mœurs et d’enseigner l’art de réprimer les passions. La comédie en effet, par cette prétention maladroite, a souvent donné prise sur elle. Comme elle sentait bien qu’elle pouvait quelquefois passer pour frivole et licencieuse, elle a voulu déconcerter les accusateurs par sa hardiesse, et elle a déclaré qu’elle était l’institutrice des mœurs. C’est là-dessus que Cicéron la reprend : « l’admirable réformatrice des mœurs que la poésie, qui met au nombre des dieux l’amour, l’auteur des vices et de la licence ! je parle ici de la poésie comique, qui n’existerait pas sans ces vices qu’aiment les hommes et qui font le sujet principal des comédies[2]. » Sénèque prétend

  1. Lettre à M. d’Alembert, p. 189. édition Furne.
  2. Tusculanes, livre 4.