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raconter une parole des Goths qui est pleine de philosophie, car, entendant parler des folies du théâtre et des honteux divertissemens qu’on y va chercher : « Est-ce que les Romains, disaient-ils, n’ont ni femme ni enfans pour avoir inventé de pareils plaisirs ? » voulant montrer par là qu’il n’y a point de plaisir plus doux à un homme sage et réglé que celui qu’il reçoit de la société d’une honnête femme et de celle de ses enfans. Que l’homme n’aille donc pas chercher bien loin ses plaisirs et sa joie ; il les a chez lui, dans sa maison, en lui-même. Dieu, qui connaît l’âme humaine qu’il a formée, a bien voulu, pour la soutenir, mettre le plaisir où il mettait le devoir et attacher l’un à l’autre dans l’institution de la famille, le plaisir au devoir pour en tempérer la sévérité, le devoir au plaisir pour aider à l’insuffisance naturelle du plaisir. C’est sur l’alliance de ces deux grandes et douces choses, le plaisir qui produit le devoir et le devoir qui produit le plaisir, qu’est fondée et bâtie la famille humaine.

Rousseau n’avait point tort de reprocher aux mondains de son temps d’avoir perdu le goût des plaisirs qui naissent des affections simples et des devoirs naturels. Voyez en effet comment d’Alembert, dans sa réponse à Rousseau, par le dos devoirs et des joies de la famille. Le passage est curieux. « Sans doute, dit-p, tous nos divertissemens forcés et factices, inventés et mis en usage par l’oisiveté, sont bien au-dessous des plaisirs si purs et si simples que devraient nous offrir les devoirs de citoyen, d’ami, d’époux, de fils et de père ; mais rendez-nous donc, si vous le pouvez, ces devoirs moins pénibles et moins tristes, ou souffrez qu’après les avoir remplis de notre mieux, nous nous consolions de notre mieux aussi des chagrins qui les accompagnent[1]. » Que veut dire d’Alembert et à qui demande-t-il le secret de rendre moins pénibles et moins tristes les devoirs de la famille ? Ce secret-là ne se peut demander qu’à nous-mêmes ; c’est nous qui l’avons dans notre âme, si nous avons su garder aussi dans notre âme cet autre secret que Dieu y a mis, le secret d’aimer. Aimez votre femme et vos enfans, et le devoir d’époux et de père ne sera plus triste et pénible. D’Alembert n’a pas besoin, pour égayer les devoirs de la famille, de consulter les philosophes : il n’a qu’à prendre conseil du premier bourgeois ou du premier ouvrier venu ; qu’il entre dans la plus modeste maison ou dans la plus simple chambre, et qu’il voie après le travail de la journée le bourgeois ou l’ouvrier assis à la table du soir couronnée de petits enfans et leur distribuant le pain bis ou blanc qu’il a gagné pour eux, il saura alors ce qu’est la joie du devoir : entendons-nous bien cependant, non pas

  1. Édition de Rousseau de 1791. Réponse de d’Alembert, tome XVI, page 342.