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ma cave un petit tonneau. Ma cave était à moitié vide ; la place y eût-elle manqué, j’aurais tout jeté à la rue pour en faire. Jugez si je me fis demander ce service deux fois. Ou parla ensuite d’autre chose. — Que devenez-vous donc, voisin ? me dit Mme Roset ; on ne vous voit plus. — C’est vrai, ajouta de sa douce voix Mlle Elisa, vous êtes tout à fait rare. S’il ne vous ennuie pas trop de causer avec des femmes « venez donc de temps en temps nous tenir compagnie le soir. — Moi, admis chez Mlle Elisa ! invité par elle, par elle-même, à y aller ! Je ne me souviens pas d’avoir éprouvé de ma vie autant de bonheur, sinon peut-être le jour où je vendis à la cuve toute ma vendange à treize francs ; encore n’était-ce là qu’une joie d’argent, et comme disait mon grand-père, joie d’argent » rien qu’avant, pour exprimer combien elle passe vite !

Le lendemain je passai la soirée chez Mme Roset ; j’y allai encore le surlendemain. Le troisième jour je me dis : Trois jours de suite, ce serait trop ; Jean-Denis, tu resteras demain chez toi. — Le soir venu, je me rappelai fort à propos que Mme Roset m’avait demandé des renseignemens sur un achat d’outils de cave qu’elle avait à faire, et j’allai encore, et ainsi les jours d’après. Jusqu’à mon souper, j’étais parfaitement résolu à ne pas descendre les quinze marches d’escalier qui nous séparaient, mais toujours il se trouvait quelque chose pour me faire changer d’avis : c’était un renseignement qu’on m’avait demandé, ou bien il tonnait, et ces dames étaient si peureuses, ou bien encore autre chose. Les heureux instans que je passais alors ! Tant que parlait Mlle Élisa, j’étais comme fasciné ; un tison m’aurait sauté sur la jambe, que je ne m’en serais pas aperçu. Sa voix était caressante à chatouiller le cœur d’un mort. Quant à sa figure, je la trouvais belle à ravir : aujourd’hui encore parle-t-on devant moi d’une gracieuse personne, c’est toujours elle que je vois ; mais bien des gens, je ne sais pourquoi, ne l’idolâtraient pas autant. Suzette Guyot, qui était plaquée de rouge tout au travers comme une sorbe, la trouvait pâle et ne faisait que me dire malicieusement de l’engager à ne pas tant jeûner. Mais que de grâce ! que de gentillesse ! J’étais heureux quand tombait quelque chose rien que pour le plaisir de la voir si élégante à le ramasser.

Je m’étais remis à travailler avec ardeur. Les jours précédens, je ne faisais que fainéantiser et je rentrais chez moi plus las, comme on dit, que l’âne à Pierrin quand il revenait de la foire, et que son maître n’avait rien vendu et lui rien mangé. Maintenant je travaillais comme quatre, et je ne me sentais pas plus fatigué que si je venais seulement d’endosser ma botte au point du jour. Aux pauses du matin et de l’après-midi, à mes repas, Mlle Élisa ne quittait plus ma pensée. Je causait avec elle, je me répétais ce qu’elle m’avait dit le soir